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sans les défendre. Et encore de nos jours, lorsque le représentant du Christ a voulu dire: Lève-toi et sois noble, il n'a trouvé sous ses pas que des assassins, et il faut que le fer étranger le protége.

IV

L'or ainsi ramassé par le crime était employé à commettre le crime dans les plus honteuses orgies. Pendant ses repas, Marius aimait à contempler les têtes sanglantes de ses victimes. Les empereurs éclairaient leurs soupers avec des torches vivantes d'hommes enveloppés de poix; leurs concerts étaient les rugissements des vaincus, brûlant dans des taureaux d'airain rougi. On sait qu'Alexandre avait proposé un prix d'un talent (deux mille cinq cents francs) à celui de ses convives qui boirait et mangerait le plus. Trente-cinq en moururent sur place et six dans leur tente. Alexandre lui-même, comme Attila, mourut plus tard des suites d'une orgie. Le proconsul Torquatus mérita l'estime de l'empereur en buvant dix mesures de vin. Tibère donna le gouvernement de Rome et celui de la Syrie aux deux hommes les plus intempérants de sa cour. Il se donna à lui-même le surnom de Biberius, comme la religion avait donné celui de Prædator à Jupiter. Les festins devinrent les affaires sérieuses de l'empire, et l'intempėrance tua plus de Romains que la guerre (1). Le cuisinier Apicius fut récompensé comme s'il avait sauvé l'Etat. La reconnaissance romaine a rendu son nom immortel. Le sénat, sous Caligula, discutait savamment sur la sauce à laquelle il convenait de manger tel ou tel poisson. Les murènes de Lucullus furent vendues un million huit cent (1) Plus occidit gula quàm gladius.

mille francs. Le sénateur Lucilius Crassus ornait une des siennes de diamants; il la pleura à sa mort et il en porta le deuil. Le sénateur Vedius Pollio prenait plaisir à voir ces odieux animaux, délices de sa table, dévorer des hommes entiers; pour amuser ses loisirs, il leur jetait ses esclaves tout vivants. On comptait dans un festin deux mille plats de poissons, sept mille plats d'oiseaux d'espèces différentes. Héliogabale se faisait servir des mets uniquement composés de langues de paons, de cervelles de faisans et de perroquets; il nourrissait avec la même délicatesse ses chiens, ses chevaux, ses lions. Un festin pour douze convives coûtait à un grand personnage un million sept cent mille francs. Cléopâtre, après les massacres du triumvirat, donna à Antoine un souper qui lui coûta trois millions. Les soupers de Sévère coûtaient trente-huit millions sept cent cinquante mille francs; ceux de Lucullus, quarante millions. Un fier républicain se tue, comme Caton, parce qu'ayant donné plusieurs repas, il ne lui restait plus que dix millions, somme bien insuffisante pour un de ces Romains qui avaient reçu une mission providentielle, dit Bossuet, un peu trop partisan du droit divin, je n'ose pas dire un peu trop courtisan. Vitellius dépensait en festins cent soixante et quinze millions. S'il eût vécu plus longtemps, dit l'historien Josèphe, les revenus de l'État n'auraient pas suffi à couvrir sa table. Après les festins, venaient les spectacles; et les spectacles étaient du sang répandu. Trajan, le meilleur des empereurs, fait immoler dix mille gladiateurs, et Pline, le plus humain des hommes, l'en félicite. On craint que les gladiateurs ne viennent à manquer. Un proconsul envoie six cent mille hommes d'Asie pour satisfaire à ce besoin public. Les

femmes, les sénateurs, les empereurs descendent dans le cirque pour voir la mort de plus près. Les chastes vestales elles-mêmes assistent à ces abominables spectacles, et elles applaudissent avec tout le peuple quand le gladiateur sait, en mourant, conserver la grâce des attitudes les plus voluptueuses.

Sylla làchait cent lions dans le cirque; Pompée, six cents; César, quatre cents; Scaurus faisait égorger cent cinquante panthères; Servilius fit tuer dans un seul combat trois cents ours et autant de bêtes féroces. L'histoire ne dit pas le nombre d'hommes qui succombèrent sous la dent et sous les griffes de ces animaux sauvages : l'homme était si fort au-dessous de la bête! Un jour les gladiateurs manquent, le peuple éclate en murmures, et Caligula, remplaçant un plaisir par un autre, fait couper la langue à ceux des spectateurs qui sont à sa portée, et les jette aux bêtes, aux grands applaudissements de la multitude. Les combats singuliers n'offrant plus d'attraits à ce peuple sanguinaire, car on se dégoûte de tout, on lâche les gladiateurs en masse; quand leurs cadavres embarrassent le cirque, les esclaves les retirent et les empilent sous les gradins de l'amphithéâtre, et le peuple, qui avait oublié son repas pour contempler la mort, se rue dans l'arène et se délecte en buvant le sang mêlé et encore chaud des hommes et des ours (1) Encore quelques jours, et les têtes des patriciens seront jetées à ce peuple affamé; les riches seront sa pâture comme il a été la pâture des ours. C'est en vain que l'on fera fondre les statues en or massif; le travail flétri ne renouvelle pas les richesses. Les provinces ravagées ne fournissent plus assez d'or, il faut le demander (1) Pline, Histor. natural., XXVIII, II, 1.

encore une fois au meurtre, et comme les généraux avaient cherché les villes les plus riches pour leur faire la guerre, les empereurs et la plèbe chercheront les patriciens les plus riches pour abattre des têtes. On tue au foyer domestique comme sur les champs de bataille. Chaque esclave qui trahit son maître reçoit une récompense de quinze mille deniers, et celui qui apporte sa tête en reçoit vingtcinq mille. Enfin, Dieu, dans sa lente mais certaine justice, inflige à ce peuple de brigands parvenus à la dernière limite de la dégradation et de la démence (1) la peine du talion dans son inexorable rigueur. Livrée aux Barbares, qui sont toujours là pour châtier les nations corrompues, Rome est terrassée, écrasée; les armées qui auraient pu la défendre ont laissé leurs ossements blanchir les théâtres de leurs brigandages. C'est l'exécution du criminel sur les lieux mêmes de son crime.

V

Dès qu'il est honteux de demander au travail ce que l'on peut obtenir avec du sang, la force fait le droit, et il n'est d'autre loi que celle du plus fort. Cette loi a gouvernė le monde pendant plus de quatre mille ans. Égorgeurs aujourd'hui, égorgés demain, tel est l'unique spectacle que les hommes aient offert à l'histoire. Un jour est arrivé où ils ont calculé qu'il leur serait plus utile de faire travailler les faibles que de les tuer; ce jour-là l'esclavage a été établi. L'homme est devenu un instrument de richesse, une denrée, un objet d'échange: pour un homme, on a un peu d'argent, quelques étoffes, des armes; en Thrace et en Afrique, du sel; en Gaule, du vin : ce qui a fait dire (1) Quos vult perdere Jupiter dementat.

à Diodore « Chez les Gaulois, pour la coupe, on a l'échanson. >>

Mais un état contre nature ne se maintient que par des lois contre nature ou par une profonde dégradation. C'est ce qu'avaient parfaitement compris les auteurs du code noir de l'antiquité, ces philosophes, ces grands citoyens dont les noms seuls nous ravissent d'admiration. Point de repos pour l'esclave (1); qu'il dorme ou qu'il travaille (2). Il fallait éviter à tout prix qu'il ne redevînt homme; et le divin Platon enseignait un merveilleux moyen d'empêcher cette réhabilitation : « S'il a failli, rendez, à force de >> coups, son âme vingt fois plus esclave que son corps (3). » Les religions en leur montrant leurs dieux dans leurs maîtres, les législations en les enchaînant, les arts en les flétrissant, tout tendait à les dégrader. Les sculptures des temples et les peintures des hypogées exprimaient la dépression morale et intellectuelle de ces malheureux par la différence de la forme dans les figures, par les contours de la tête, par le rétrécissement du front. Que si quelquesuns, pour échapper à leurs bourreaux, parvenaient à fuir et à se fixer dans des rochers ou des forêts inaccessibles, ils ne produisaient, ils ne pouvaient produire que des sauvages ou des barbares; car, non-seulement on les avait privés de l'idée qui seule civilise, mais on avait cherché à détruire en eux jusqu'à la faculté de penser.

Ils n'étaient pas même compris dans les dénombrements des peuples; on les avait exclus de la famille du genre humain. Chaque propriétaire les comptait par tête, comme

(1) Aristote.

(2) Caton,

(3) Lois, livre VI.

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