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d'Orléans, Lafayette, Montmorency, Clermont-Tonnerre, Montesquiou, Lally - Tolendal, Latour - Maubourg, La Rochefoucauld, s'étaient aussi réunis à l'Assemblée nationale dès la veille, à la suite d'une discussion très-orageuse dans leur chambre, discussion dans laquelle le sang avait failli couler.

Louis XVI ne vit qu'un moyen de terminer la crise, momentanément du moins: ce fut de consentir à la réunion des trois ordres. Il y avait deux conseils au château : le conseil apparent, formé de Necker et des autres ministres; un conseil occulte, que dirigeait Breteuil, et dont la reine et le comte d'Artois étaient l'âme. Necker, que son absence pendant la séance royale avait rendu plus populaire que jamais, avait conseillé au roi de consentir à la réunion des ordres. Il paraît que le conseil occulte adhéra à cette mesure. En conséquence, dès le 26, c'est-à-dire trois jours après la séance royale, le roi envoya chercher le duc de Montmorency-Luxembourg, président de l'ordre de la noblesse, et lui manifesta son désir. « Sire, » lui dit Luxembourg, « si les états généraux se réunissent en une assemblée unique, l'autorité royale est anéantie. Votre fidèle noblesse, en se refusant à cette réunion, périra sans doute; mais elle sauvera l'indépendance de la couronne. Mes réflexions sont faites,» répondit Louis XVI; « je suis déterminé à tous les sacrifices; je ne veux pas qu'il périsse un seul homme pour ma querelle. Dites à l'ordre de la noblesse que je le prie de se réunir aux deux autres. Si ce n'est pas assez, je le lui ordonne comme son roi, je le veux. » Il fit aussi connaître sa volonté à la minorité ecclésiastique qui, dès le lendemain de la séance royale, s'était constituée en chambre du clergé.

Le clergé se décida sur-le-champ à obéir. Dans la chambre de la noblesse, il y eut un grand tumulte. Cazalès dit que, la seule garantie de la monarchie étant dans. la séparation des ordres, il fallait faire passer le salut de

la monarchie avant la volonté du roi. Le vicomte de Mirabeau, frère du tribun, et aussi fougueux que lui dans un autre sens, brisa son épée en s'écriant : « Puisque le roi ne veut plus être roi, un gentilhomme n'a plus besoin d'épée pour le défendre. » Luxembourg mit fin à tout ce tumulte en disant : « Messieurs, la personne même du roi est en danger. Qui de nous oserait hésiter encore? » A ces mots tous consentirent, et il ne fut plus question que de s'entendre avec le clergé pour se rendre ensemble dans la salle des états généraux. L'Assemblée nationale était instruite de ce qui se passait et avait suspendu toute délibération; d'ailleurs l'agitation de l'attente était si vive qu'aucun orateur, pas même Mirabeau, n'aurait pu dans un tel moment se faire écouter. On causait, par groupes, de la réception qu'on allait faire aux nouveaux arrivants. Pour n'avoir pas l'air de jouir de leur défaite, on résolut de suspendre la séance, de manière qu'au moment de leur entrée il n'y eût dans la salle qu'un très-petit nombre de députés. En se présentant à la tête du clergé et de la noblesse, le cardinal de La Rochefoucauld et le duc de Luxembourg prononcèrent chacun une seule phrase, où l'humeur se mêlait à la dignité; Bailly leur répondit avec effusion.

Versailles, au comble de la joie, passa trois jours dans les fêtes. Paris, plus froid, ne vit là qu'une concession arrachée à la cour par l'héroïque fermeté de l'Assemblée nationale, et en même temps un piége pour endormir les patriotes (on se servait déjà de ce mot par opposition à celui d'aristocrate), en attendant qu'on fût assez fort pour les écraser. L'agitation dans la grande ville ne discontinua donc pas.

On y accusait hautement la reine, le comte d'Artois et leur entourage, de méditer quelque grand coup contre Necker et contre l'Assemblée. La reine, en effet, ne cachait ni son mécontentement de ce qui se passait, ni son

irritation contre Lafayette et contre les autres membres de la noblesse qui s'étaient associés au mouvement national, et qu'elle considérait comme des transfuges.

Dans l'Assemblée, les députés des communes donnèrent à ceux de la noblesse et du clergé toutes les marques de déférence compatibles avec leurs opinions. La présidence étant devenue vacante (elle ne durait que quinze jours, Bailly avait été quinze jours doyen et quinze jours président), et ayant été refusée par le duc d'Orléans, fut donnée à l'archevêque de Vienne, Lefranc de Pompignan. Chacun des trente bureaux entre lesquels les membres furent répartis choisit pour son président un membre du clergé ou de la noblesse.

Mais les délibérations furent entravées par une difficulté que la noblesse éleva; elle ne pouvait voter, disait-elle, sans avoir reçu de ses électeurs un nouveau mandat, l'ancien mandat accepté et juré étant obligatoire pour la conscience. Il fallut discuter sur ce point, ce qui fit perdre un temps précieux.

Pendant ce temps-là, l'agitation continuait à Paris et servait de prétexte au gouvernement pour augmenter la masse des troupes autour des deux villes. Le conseil occulte avait très-certainement l'intention d'en réunir un assez grand nombre pour qu'une révolte n'eût aucune chance de succès. Portait-il plus loin ses vues? c'est ce qu'il est permis de croire. L'armée qui investissait l'Assemblée nationale était déjà de trente-cinq mille hommes, et allait être portée à cinquante-cinq. Il y avait un camp au champ de Mars, un autre à Saint-Denis. Le maréchal de Broglie commandait en chef cette armée; il était à Versailles, entouré d'un nombreux état-major. Les cantonnements étaient sans cesse parcourus par de jeunes officiers, porteurs d'ordres de leurs généraux, et qui, dans leurs courses, se répandaient en propos inconsidérés contre l'Assemblée. Des chefs de corps, non moins étourdis,

exprimaient publiquement leur dédain pour les députés et le plaisir qu'ils auraient à les disperser.

Necker, qui travaillait nuit et jour à l'œuvre très-difficile de faire arriver quelque argent au trésor, était tenu à l'écart, et ne savait sur les mouvements des troupes que ce qu'en savait tout le monde. Louis XVI, à ce qu'on croit, ignorait les projets de son conseil occulte: on lui disait que ce déploiement de forces était indispensable pour empêcher des troubles; et la violence des motionnaires du Palais-Royal ne laissait pas manquer d'arguments les conseillers de la couronne. Le conseil occulte était, dit-on, résolu à employer, la force contre l'Assemblée, et comptait obtenir le consentement du roi quand il serait temps.

L'Assemblée voyait arriver le danger, la population aussi, et elles ne s'attachaient que plus étroitement l'une à l'autre. Contre la force militaire, l'Assemblée comptait sur la force du peuple; mais la cour ne croyait pas une révolte possible, surtout en présence de forces si imposantes; et, quant à la fidélité des troupes, qui, dans le palais, eût osé la mettre en question?

Mais ces troupes étaient composées d'enfants du peuple, et on pouvait sans beaucoup de peine leur faire croire que la cause du peuple était la leur : c'est à quoi l'on travaillait activement. Il y avait à Paris un superbe régiment d'élite, composé de trois mille hommes, qu'on appelait les gardes françaises. Des séductions de toute nature furent employées pour les attacher à la cause des patriotes, et l'on y réussit de là beaucoup de désordre et d'indiscipline parmi eux.

Tout à coup un soir, au Palais-Royal, on apprend, par une lettre anonyme jetée on ne sait par quelle main dans un café, que onze gardes françaises viennent, pour motif politique, d'être emprisonnés à l'Abbaye (dépendance de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, transformée en prison militaire. Il en sera souvent question). Un

cri s'élève dans tout le Palais-Royal : « Délivrons-les. » On s'élance; on arrive à l'Abbaye, on enfonce le premier guichet, on brise la porte intérieure à coup de maillets, de haches et de barres de fer les prisonniers sont délivrés. En cet instant la rue se remplit de dragons et de hussards, qui accourent le sabre nu. Le peuple prend les rènes de leurs chevaux et leur demande s'ils veulent tuer leurs frères; les cavaliers remettent leurs sabres dans le fourreau, et on leur apporte du vin, qu'ils boivent à la santé du roi et de la nation. Quant aux prisonniers, ils furent emmenés triomphalement au Palais-Royal, où on les combla de présents, et l'on écrivit à l'Assemblée nationale en leur faveur. C'était cinq jours après la réunion des trois ordres. L'Assemblée intervint. Le roi, pour contenter l'Assemblée, tout en donnant satisfaction à la discipline, les fit rentrer en prison, et leur fit grâce le lendemain.

Au milieu de ce désordre, le commerce s'effrayait, le pain devenait rare et ne valait rien, et on s'étouffait à la porte des boulangers pour en obtenir. Un homme né en Suisse, s'intitulant l'ami du peuple, Marat, publiait des brochures homicides, et, chose affreuse, le peuple, trompé par lui et par d'autres, attribuait la disette aux manœuvres de la cour, et surtout de la reine, qui, disait-on, pour réduire Paris, voulait l'affamer; et on ajoutait que, quand ses habitants exténués seraient hors d'état de se défendre, elle les ferait mitrailler. Cette idée s'enracina dans les masses ignorantes. On reconnaissait à Louis XVI de bonnes intentions, on respectait le comte de Provence; mais le comte d'Artois, les princes de Condé et de Conti, les Polignac, Breteuil, étaient l'objet d'une haine furieuse; et pour ceux qui portaient un nom désigné aux colères du peuple, les rues de Paris n'auraient pas été sûres.

Dans ces circonstances orageuses naquit dans Paris un pouvoir nouveau, que la population accueillit et reconnut avec d'autant plus d'empressement qu'il émanait d'elle.

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