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DES LETTRES

DE M. DE VOLTAIRE.

LETTRE PREMIERE.

A M. LE MARQUIS DE COURTIVRON.

JE

Le 2 de janvier.

E vous remercie, Monfieur, des éclairciffemens que vous avez bien voulu me donner fur votre Traité de 1753. la lumière. Je les reçois avec reconnaissance, et j'avoue qu'ils m'étaient néceffaires pour le bien entendre; car, quoique je me fois autrefois occupé de mathématiques, j'en ai actuellement perdu l'habitude.

Quand je reçus votre livre, je crus que c'était l'ouvrage d'un favant ordinaire; mais notre cher Clairaut m'apprend que vous êtes cet officier général de l'état major auquel le comte de Saxe écrivit avec cette brevitatem imperatoriam des anciens, en accourant à Ellenbogen en Bohème, où vous conteniez avec moins de fix cents hommes, par le pofte que vous aviez pris devant le château de cette place, les quatre mille croates qu'il y fit capituler le lendemain : A homme de

1753.

cœur courtes paroles. Qu'on fe batte, j'arrive. MAURICE DE SAXE. Billet auquel vous répondîtes fi énergiquement. Les fciences et les arts gagnent à être cultivés par les mains qui ont cueilli des lauriers. Frédéric fait de bons vers, le maréchal de Saxe des machines, et vous êtes mathématicien.

Recevez comme bien démontrées les affurances des fentimens refpectueux avec lefquels j'ai l'honneur d'être, &c.

LETTRE I I.

A MADAME DENIS, à Paris.

A Berlin, 13 de janvier.

J'AI renvoyé au Salomon du Nord, pour ses étrennes,

ΑΙ

les grelots et la marotte qu'il m'avait donnés, et que vous m'avez tant reprochés. Je lui ai écrit une lettre très - respectueuse, et je lui ai demandé mon congé. Savez-vous ce qu'il a fait ? il m'a envoyé fon grand factotum de Fédersdoff qui m'a rapporté mes brimborions. Il m'a écrit qu'il aimait mieux vivre avec moi qu'avec Maupertuis. Ce qui eft bien certain, c'est que je ne veux vivre ni avec l'un ni avec l'autre.

Je fais qu'il eft difficile de fortir d'ici, mais il y a encore des hippogriffes pour s'échapper de chez madame Alcine. Je veux partir abfolument, c'est tout ce que je peux vous dire, ma chère enfant. Il y a trois ans bientôt que je le dis, et que je devrais l'avoir fait. J'ai déclaré à Fédersdoff que ma fanté ne me permettait pas plus long-temps un climat fi dangereux.

Adieu; faites du paquet ci-joint l'usage que votre amitié et votre prudence vous dicteront.

Le pauvre du Bordier doit être à préfent chez moi à Paris. Sa deftinée eft bien cruelle. Il y a des gens devant qui on n'ose pas fe dire malheureux. Cet homme eft demandé à Berlin; il y arrive en pofte. Il embarque fur un vaisseau sa femme, fon fils unique et fa fortune. Le vaiffeau périt à la rade de Hambourg. Du Bordier fe trouve à Berlin fans reffource. On fe fert de fes deffins, on ne l'emploie point, et on le renvoie fans même lui donner l'aumône. Logez-le, nourriffez-le. Qu'il raccommode mon cabinet de phyfique. Vous verrez, dans le paquet qu'il vous apporte, des chofes qui font frémir. Faites comme moi, armez-vous de constance.

LETTRE III.

A M. DE LA VIROTT E.

Berlin, 28 de janvier.

Je fais
trop de cas de votre jugement, Monsieur,
pour ne m'en pas rapporter à vous fur cet étrange
procès criminel fait par l'amour propre de Maupertuis
à la fincérité de Kanig, procès dans lequel j'ai été
impliqué malgré moi, parce que Kanig ayant vécu
deux ans de fuite avec moi à Cirey, il est mon ami;
parce que j'ai cru avec l'Europe littéraire qu'il avait
raifon; parce que je hais la tyrannie. Quand le roi
de Pruffe me demanda au roi par fon envoyé, quand

1753.

j'acceptai sa croix, fa clef de chambellan et ses pen1753. fions, je crus pouvoir recevoir les bienfaits d'un grand prince qui me promit de me traiter toujours comme fon ami et comme fon maître dans les arts qu'il cultive: ce font fes propres paroles. Il ajouta que je n'aurais jamais aucune inconftance à craindre d'un cœur reconnaiffant; et il voulut que ma nièce fût la dépofitaire de cette lettre, qui devait lui fervir de reproche éternel, s'il démentait fes fentimens et fes promeffes.

Je n'ai jamais démenti mon attachement pour lui; j'avais eu un enthousiasme de feize années; mais il m'a guéri de cette longue maladie. Je n'examine point fi, dans une familiarité de deux ans et plus, un roi fe dégoûte d'un courtifan; fi l'amour propre d'un difciple qui a du génie s'irrite en fecret contre fon maître; fi la jaloufie et les faux rapports, qui empoifonnent les fociétés des particuliers, portent encore plus aifément leur venin dans les maifons des rois; tout ce que je fais, c'eft qu'en me donnant au roi de Pruffe, je ne me fuis pas donné comme un courtifan, mais comme un homme de lettres, et qu'en fait de disputes littéraires je ne connais point de rois. Je n'aimais que trop ce prince, et j'ai été fâché pour fa gloire qu'il ait pris parti contre Kanig, fans être inftruit du fond de la difpute; qu'il ait écrit une brochure violente contre tous ceux qui ont défendu ce philofophe, c'est-à-dire, contre tous les gens éclairés de l'Europe, et cela, fans avoir lu fon appel. Il a été trompé par Maupertuis. Il n'eft pas étonnant, il n'eft pas honteux pour un roi qu'il foit trompé ; mais ce qui ferait bien glorieux, ce ferait d'avouer fon erreur.

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