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laquelle de ces classes est la plus propre à vous faire connaître le lieu où se trouve un individu

déterminé, Paul par exemple, que je suppose

établi à Paris.

Il est évident que les classes être, substance, corps, ne vous apprennent rien de relatif à la position de Paul sur notre planète; il ne l'est pas moins que si vous cherchez Paul dans la classe générale homme, vous userez inutilement la vie à parcourir la terre et les mers, les îles et les continens; que, si vous le cherchez dans la classe moins générale Européen, ou même dans la classe, encore moins générale, Français, vous ne serez guère plus heureux; et qu'enfin il vous deviendra possible, quoique assez difficile, de le rencontrer dans la classe la moins générale Parisien.

De même, vous savez d'un homme qu'il est savant: jusque-là vous en êtes bien éloigné. On vous dit qu'il est poëte, vous en approchez un peu. On ajoute qu'il est poëte tragiqne, vous en êtes plus près; que c'est un poëte tragique du siècle de Louis XIV, le champ de vos recherches s'est prodigieusement resserré; enfin, que c'est un grand poëte tragique, vous n'avez plus qu'à choisir entre Corneille et Racine.

Encore un exemple. L'idée générale, ou la classe générale sentiment, vous fait connaître, d'une manière bien imparfaite, l'intelligence de l'homme, ou plutôt, elle ne vous en donne aucune connaissance.

Divisez cette classe générale en quatre classes subordonnées, sentiment-sensation, sentiment des opérations de l'esprit, sentiment des гарports, sentiment moral: vous avez fait un grand pas, mais vous ne touchez point encore à l'intelligence.

Divisez chacun de ces quatre sentimens, en sentimens confus et sentimens distincts : vous êtes aux idées, au commencement de l'intelligence.

Distribuez la classe des sentimens distincts, ou des idées, en idées sensibles, idées intellectuelles, idées morales: l'intelligence se montre presque à découvert.

Continuez vos classes: que ces trois espèces d'idées soient absolues ou relatives, et qu'enfin elles soient acquises, ou par l'attention, ou par la comparaison, ou par le raisonnement, vous aurez de l'intelligence de l'homme, une connaissance, sinon parfaite, du moins égale, ou supérieure à la plupart des connaissances dont se vante la philosophie.

On voit donc que, pour connaître les différens objets de la nature, il ne suffit pas d'en avoir des idées très-générales. Les idées générales représentent exclusivement ce que plusieurs êtres ont de commun; elle ne caractérisent rien. L'idée générale homme ne vous fera pas connaître le peuple romain; elle ne vous

fera pas connaître César ou Pompée. De l'idée générale science, vous ne ferez pas sortir la chimie, ou la métaphysique. L'idée générale substance ne vous instruira, ni des propriétés des corps, ni des propriétés des esprits; enfin, l'idée la plus générale de toutes, l'étre, l'existence, sera la plus stérile des idées.

Il est vrai que ces mots, étre, substance, servent à désigner la réalité des choses. La substance d'un corps, c'est quelquefois la totalité de ses propriétés et de ses attributs; l'être, c'est l'être des êtres, c'est l'existence divine.

Connaître ainsi les substances peut être un désir de l'homme, mais un désir qui ne sera jamais entièrement satisfait : connaître ainsi l'existence, ce serait être Dieu.

Aussi, dans ces manières de s'exprimer, les idées ont-elles perdu leur généralité pour s'individualiser dans leur objet.

Chez les anciens, Homère était le poëte, Aristide était le juste, Socrate le sage.

Il y a des philosophes dont l'esprit se trouble et s'anéantit devant l'idée d'existence. Qu'a donc cette idée de si mystérieux ?

L'idée d'existence est, ou la plus générale des idées, ou elle est individuelle; elle exprime, ou un point de vue commun à tous les êtres individuels, ou bien elle a pour objet chacun des êtres individuels pris dans son intégrité, ou même la totalité des êtres.

Sous le premier point de vue, l'idée d'existence n'offre pas plus de difficulté que toute autre idée générale; elle en offre moins, puisqu'elle est la plus générale.

Sous le second point de vue, elle est nécessairement et évidemment imparfaite. Il n'y a pas là de mystère. Rien n'est moins mystérieux que la certitude de notre ignorance, quand nous voulons saisir la nature intime, l'existence telle qu'elle est, d'un corps déterminé d'un esprit déterminé; et, à plus forte raison quand nous voulons pénétrer l'essence divine, l'être de Dieu. Nous avons prouvé, dans la dernière leçon, que la connaissance complète des individus, des existences individuelles, n'est pas à notre portée. Nous avons fait voir

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que

la connaissance complète d'un grain de sable serait, en quelque sorte, la connaissance de la nature entière.

« Pourquoi y a-t-il quelque chose? Terrible question! » s'écrie d'Alembert (Mél., t. 5, p. 55); il lui semble que les philosophes n'en sont pas assez effrayés.

J'avoue que je ne saurais partager le sentiment qui a dicté ces paroles. Pourquoi, se rapporte ou à la cause finale, ou à la cause efficiente.

Quelle est la fin ou le but de l'existence, de toutes les existences, celle de Dieu comprise? Je l'ignore, et cette curiosité me paraît tellement hors de proportion avec ma nature, qu'elle ne m'effraie, ni ne m'inquiète, qu'elle n'entre pas même dans mon esprit. Je dirai plus : il me paraît absurde de demander le but de l'existence de Dieu. Je doute qu'on sache ce qu'on demande.

Quelle est la cause efficiente de l'existence, de toutes les existences? Une telle question, et une telle cause, sont de véritables contradictions. Pour produire toutes les existences, la cause efficiente doit exister; et, dès lors, n'étant pas cause de sa propre existence, elle n'est pas cause efficiente de toutes les existences.

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