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porter deux ou trois coups pour faire voir au monde ce qu'il seroit capable de faire, s'il vouloit déployer toutes ses forces contre lui. Il semble pourtant, à en juger par ces deux ou trois attaques, que ce critique n'est pas dans le fond si redoutable qu'il voudroit le faire accroire. Vous en jugerez.

1. Est-ce parler naturellement et proprement, dit-il d'abord, comme le souhaite la Bruyère en plusieurs endroits de son livre, de dire que la véritable grandeur se laisse toucher et manier? Cela, en bon François et selon la raison, poursuit notre critique, ne se peut dire que des choses corporelles qui se manient et se touchent. Je connois pourtant un habile homme qui se mêle de faire des livres, et qui croit entendre' les règles et les beautés de la langue françoise, qui se sert du terme de manier en parlant de choses. qui ne sont pas corporelles. Et cet homme (qui le croiroit?) c'est Vigneul-Marville lui-même qui s'en sert ainsi deux fois, et cela dans le même ouvrage, où il censure si fiérement la Bruyère pour avoir employé ce terme une seule fois, risum teneatis amici. Un homme, dit Vigneul-Marville, page 251 de ses Mêlanges, un homme a composé un sermon, un plaidoyer, ou une harangue avec bien du soin. Il en a manié, tourné, agencé les pensées. Si ce rigide censeur croit qu'on ne peut manier que des choses corporelles, comment a-t-il pu manier de spensées ? Qu'il nous explique cette énigme. Les

bons écrivains, dit-il ailleurs, s'approchent du style laconique qui n'est pas moins difficile à manier.

2. Passons à sa seconde remarque. Dit-on en bons termes, jetter de la profondeur dans ses écrits? La Bruyère le dit. Mais le bon sens et l'usage ne le disent point. Après cela, il n'y a plus rien à dire. Le moyen de résister à des décisions si formelles! Mais pourtant, d'où vient que la Bruyère n'auroit pu se servir de cette expression, puisque S. Evremond, qui, comme dit très-bien notre critique, revét ses pensées, qui sont nobles, d'expressions hardies, mais toujours justes, toujours propres à son sujet, n'a pas fait difficulté de dire: Lorsque le choix du sujet dépend de l'orateur, il le doit prendre susceptible de force et d'ornement: il doit jetter de l'ordre dans son dessein et de la liaison dans ses pensées ? Pourquoi ne pourrait-on pas jetter de la profondeur dans un écrit, aussi-bien que de l'ordre dans un dessein et dans la liaison de ses pensées ? Autre énigme que notre critique est prié d'expliquer, si tel est son bon plaisir.

3. Il ajoute une troisième remarque qu'il exprime en ces termes dire, comme la Bruyère 2 en parlant des gens qui ne sauroient garder leur secret, qu'on voit au travers de leur poitrine, qu'ils sont transparens, n'est-ce -ce pas là outrer ses expressions? Ne fuffisoit-il pas d'avoir dit: Ils ne remuent pas

les lèvres, et on les entend: on lit leur secret sur leur front et dans leurs yeux?

Ce seroit ici le lieu de parler de l'usage qu'on doit faire des termes figurés. Je dirois volontiers à cet égard ce que Fontenelle a dit quelque part du style sublime, qu'il n'y faudroit donner qu'à son corps défendant. Il est pourtant certain que les termes figurés trouvent fort bien leur place en quelques rencontres. Mais sans prétendre traiter cette matière à fond, il me semble qu'on peut s'en servir pour deux raisons. L'une, lorsqu'on manque de termes propres pour exprimer ce qu'on veut dire, ce qui arrive fort souvent, et dont il ne faut pas tant attribuer la cause à la pauvreté des langues, qu'à Pignorance des hommes, qui, ne connoissant pas les choses en elles-mêmes, n'en peuvent parler que par voie de comparaison. L'autre raison pourquoi T'on peut employer des termes figurés dans le discours, c'est pour divertir l'esprit en lui représentant, par des images corporelles, ce qu'on lui a déjà expliqué ou qu'on lui explique immédiatement après en termes propres, et qui peignent la chose telle qu'elle est en elle-même. Car en ce cas-là, les expressions figurées n'ayant rien d'obscur, amusent agréablement l'esprit, en lui traçant d'une manière sensible ce qu'une expression propre lui fait comprendre avec une entière exactitude. Et c'est-là, si je ne me trompe, le seul usage qu'on devroit

faire des termes figurés, lorsqu'on n'est pas indispensablement obligé de s'en servir, C'est comme une débauche d'esprit qui ne peut que p'aire lorsqu'elle vient à propos, mais qui sans cela choque, déplaît, et embarrasse infailliblement.

Je laisse à d'autres le soin d'appliquer ceci à l'endroit des Caractères qui n'a pu échapper à la censure de Vigneul-Marville. Ce sont des choses de goût et de sentiment qu'on ne peut guère faire comprendre à des gens qui ne s'en apperçoivent point d'eux-mêmes.

XVIII. Notre critique ne peut souffrir que Ménage doute que la manière d'écrire del a Bruyère soit suivie. Pourquoi non, dit-il? Combien de pauvres peintres copient tous les jours de méchans originaux? Néanmoins, ajoute-t-il, j'accorde à Ménage que jamais personne de bon goût n'imita le méchant style de la Bruyère.

Belle conclusion, et digne de l'exorde!

Non-seulement la Bruyère a pu avoir quelques imitateurs, mais il en a eu effectivement un grand nombre. Son censeur ne peut l'ignorer; tant la chose a éclaté dans la république des lettres. Les uns ont pillé ses mots et ses expressions, les autres ses pensées; et tous se sont parés du titre de son ouvrage, comme s'il suffisoit, pour avoir part à la gloire d'un excellent écrivain, de faire des livres

sous le même titre que lui. On n'a imprimé pendant quelque temps que des ouvrages qui portoient le nom de Caractères, ou quelque autre qui signifioit à-peu-près la même chose. Ouvrage dans le goût des Caractères. Les différens caractères des femmes du siècle. Caractères et portraits critiques sur les défauts ordinaires des hommes. Portraits sérieux et critiques. Caractères tirés de l'Ecriture-sainte, et appliqués aux mœurs de ce siècle. Caractères naturels des hommes, en forme de dialogue, Caractères des vertus et des vices. Suite des Caractères de Théophraste et des mœurs de ce siècle, &c. On ne voyoit que Caractères. Les boutiques des Libraires en étoient inondées. Mais, je vous prie, le censeur de la Bruyère pouvoit - il mieux faire valoir le mérite des Caractères de ce siècle, qu'en nous faisant ressouvenir de ce grand nombre d'ouvrages qu'a produit le desir d'imiter cet excellent original; fades copies, la plupart méprisées, du public, et toutes fort inférieures à leur modèle ?

Mais peut-être que Vigneul-Marville a cru que parmi tous ces copistes, il y en a quelques-uns qu'on peut comparer à la Bruyère. D'où vient donc qu'il ne les a pas nommés? Pourquoi perdre une si belle occasion de nous convaincre de l'étendue de ses lumières, et de la solidité de son jugement? Car infailliblement on lui auroit fait honneur de cette belle découverte, puisqu'il ne paroît pas que

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