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pas manqué de vous dire que Paris a eu pour vos ou> vrages le même goût que Rome et Athènes avaient eu. Heureux qui pourrait prendre votre style comme ce grand homme le prit, et attraper dans ses expressions cette simplicité fine et cet enjouement naïf, qui sont si propres pour le dialogue! Pour moi, je n'ai garde de prétendre à la gloire de vous avoir bien imité ; je ne veux que celle d'avoir bien su qu'on ne peut imiter un plus excellent modèle que vous.

DES MORTS ANCIENS.

DIALOGUE PREMIER.

ALEXANDRE, PHRINÉ.

PHRINE.

Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont

vécu de mon temps. Ils vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous aviez ruinées, pourvu que l'on y mit cette inscription: Alexandre-le-Grand avait abattu ces murailles, mais la courtisane Phriné les a relevées.

ALEXANDRE.

Vous aviez donc grand'peur que les siècles à venir n'ignorassent quel métier vous aviez fait.

PHRINE.

J'y avais excellé, et toutes les personnes extraordinaires, dans quelques professions que ce puisse être, ont la folie des monumens et des inscriptions.

ALEXANDRE.

Il est vrai que Rhodope l'avait déjà eue avant vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté, la mit en état de bâtir une de ces fameuses pyramides d'Egypte qui sont encore sur pied; et je me souviens que comme elle en parlait l'autre jour à de certaines mortes françaises, qui prétendaient avoir été fort aimables, ces ombres

se mirent à pleurer, en disant que dans les pays et dans les siècles où elles venaient de vivre, les belles ne faisaient plus d'assez grandes fortunes pour élever des pyramides.

PHRINE.

Mais moi, j'avais cet avantage par-dessus Rhodope, qu'en rétablissant les murailles de Thèbes, je me mettais en parallèle avec vous, qui aviez été le plus grand conquérant du monde, et que je faisais voir que ma beauté avait pu réparer les ravages que votre valeur avait faits.

ALEXANDRE.

Voilà deux choses, qui assurément n'étaient jamais entrées en comparaison l'une avec l'autre. Vous vous savez donc bon gré d'avoir eu bien des galanteries?

PHRINE.

Et vous, vous êtes fort satisfait d'avoir désolé la meilleure partie de l'univers? Que ne s'est-il trouvé une Phriné dans chaque ville que vous avez ruinée! il ne serait resté aucune marque de vos fureurs.

ALEXANDRE.

Si j'avais à revivre, je voudrais être encore un illustre conquérant.

PHRINE.

Et moi, une aimable conquérante. La beauté a un droit naturel de commander aux hommes, et la valeur n'a qu'un droit acquis par la force. Les belles sont de tout pays, et les rois mêmes ni les conquérans n'en sont pas. Mais pour vous convaincre encore mieux, votre père Philippe était bien vaillant, vous l'étiez beaucoup aussi; cependant vous ne pûtes, ni l'un ni l'autre, inspirer aucune crainte à l'orateur Démosthène, qui ne fit, pendant toute sa vie, que haranguer contre vous deux ;

et une autre Phriné que moi (car le nom est heureux ) étant sur le point de perdre une cause fort importante, son avocat, qui avait épuisé vainement toute son éloquence pour elle, s'avisa de lui arracher un grand voile qui la couvrait en partie; et aussitôt, à la vue des beautés qui parurent, les juges, qui étaient prêts à la condamner, changèrent d'avis. C'est ainsi que le bruit de vos armes ne put, pendant un grand nombre d'années, faire taire un orateur, et que les attraits d'une belle personne corrompirent en un moment tout le sévère aréopage.

ALEXANDRE.

Quoique vous ayez appelé encore une Phriné à votre secours, je ne crois pas que le parti d'Alexandre en soit plus faible. Ce serait grande pitié, si.....

PHRINE.

Je sais ce que vous m'allez dire. La Grèce, l'Asie, la Perse, les Indes, tout cela est un bel étalage. Cependant, si je retranchais de votre gloire ce qui ne vous en appartient pas; si je donnais à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même la part qui leur en est due, croyez-vous que vous n'y perdissiez guère? Mais une belle ne partage avec personne l'honneur de ses conquêtes; elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyezmoi, c'est une jolie condition que celle d'une jolie femme.

ALEXANDRE.

Il a paru que vous en avez été bien persuadée. Mais pensez-vous que ce personnage s'étende aussi loin que vous l'avez poussé.

PHRINE.

Non, non, car je suis de bonne foi. J'avoue que j'ai

extrêmement outré le caractère de jolie femme; mais vous avez outré aussi celui de grand homme. Vous et moi, nous avons fait trop de conquêtes. Si je n'avais eu que deux ou trois galanteries tout au plus, cela était dans l'ordre, et il n'y avait rien à redire; mais d'en avoir assez pour rebâtir les murailles de Thèbes, c'était aller beaucoup plus loin qu'il ne fallait. D'autre côté, si vous n'eussiez fait que conquérir la Grèce, les iles voisines, et peut-être encore quelque petite partie de l'Asie mineure, et vous en composer un état, il n'y avait rien de mieux entendu ni de plus raisonnable : mais de courir toujours sans savoir où, de prendre toujours des villes, sans savoir pourquoi, et d'exécuter toujours, sans avoir aucun dessein, c'est ce qui n'a pas plu à beaucoup de personnes bien sensées.

ALEXANDRE.

Que ces personnes bien sensées en disent tout ce qu'il leur plaira. Si j'avais usé si sagement de më valeur et de ma fortune, on n'aurait presque point parlé de moi.

PHRINE.

Ni de moi non plus, si j'avais usé trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut que faire du bruit, ce ne sont pas les caractères les plus raisonnables qui y sont les plus propres.

DIALOGUE II.

MILON, SMINDIRIDE.

SMINDIRIDE.

Tu es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un bœuf sur tes épaules aux jeux olympiques?

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