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Quelques autres se couchent roturiers et se on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste lèvent nobles'. encore aux meilleurs bourgeois une certaine

Combien de nobles dont le père et les aînés pudeur qui les empêche de se parer d'une cousont roturiers!

Tel abandonne son père qui est connu, et dont on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis longtemps, est inconnu et hors de prise. Il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances; et, pour être noble, il ne lui manque que des titres.

Rehabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si françois et si usité. Se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche, originairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit; qu'à la vérité son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot les lettres de noblesse ne lui conviennent plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche.

Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige. Celui qui continue de cacher son age pense enfin lui-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres. De même le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron, ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend.

Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des suppôts, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre? Qu'est devenue la distinction des casques et des heaumes? Le nom et l'usage en sont abolis; il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles: on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple,

• Vétérans. (La Bruyère.)

ronne de marquis, trop satisfaits de la comtale: quelques uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.

Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, et qu'on appelle château, pour être cru noble sur sa parole.

Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté, et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préséances, de nouvelles armes, et d'une généalogie que d'HOZIER ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince.

Les grands en toutes choses se forment et se moulent sur de plus grands, qui, de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inférieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques d'honneurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préfèrent à cette servitude une vie plus libre et plus commode : ceux qui suivent leur piste observent déja par émulation cette simplicité et cette modestie : tous ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturellement et comme le peuple. Horrible inconvénient!

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Certaines gens portent trois noms, de peur d'en manquer; ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leurs services ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils anoblissent par des particules, dès que leur fortune devient meilleure. Celuici, par la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre celui-là, par le changement d'une lettre en une autre, se travestit, et de Syrus devient Cyrus. Plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourroient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux qui les portent, avec les grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamands ou Ita

liens, comme si la roture n'étoit pas de tout | et dans l'étymologie de leur nom, les pères et

pays; alongent leurs noms françois d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin.

Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

A combien d'enfants seroit utile la loi qui décideroit que c'est le ventre qui anoblit! mais à combien d'autres seroit-elle contraire!

Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple.

Il n'y a rien à perdre à être noble : franchises, immunités, exemptions, priviléges; que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires se sont faits nobles? Ils ne sont pas si vains: c'est pour le profit qu'ils en reçoivent. Cela ne leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les gabelles? je ne dis pas à chacun en particulier, leurs vœux s'y opposent, je dis même à la communauté.

Je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris: s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins, si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent GODEFROY DE BOUILLON à la conquête de la Terre-Sainte: voilà alors de qui je descends en ligne directe.

Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout ce qui n'est pas vertueux; et, si elle n'est pas vertu, c'est peu de chose.

Il y a des choses qui, ramenées à leurs principes et à leur première institution, sont étonnantes et incompréhensibles. Qui peut concevoir en effet que certains abbés à qui il ne manque rien de l'ajustement, de la mollesse, et de la vanité des sexes et des conditions; qui entrent auprès des femmes en concurrence avec le marquis et le financier, et qui l'emportent sur tous les deux, qu'eux-mêmes soient originairement,

Maison religieuse secrétaire du roi. (La Bruyère.) Plusieurs maisons religieuses, pour jouir des priviléges et franchises attachés à la noblesse, avoient acheté des charges de secrétaire du roi.

les chefs de saints moines et d'humbles solitaires, et qu'ils en devroient être l'exemple? Quelle force, quel empire, quelle tyrannie de l'usage! Et, sans parler de plus grands désordres, ne doit-on pas craindre de voir un jour un simple abbé en velours gris et à ramages comme une éminence, ou avec des mouches et du rouge comme une femme?

Que les saletés des dieux, la Vénus, le Ganymède, et les autres nudités du Carrache aient été faites pour des princes de l'Église, et qui se disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse en est la preuve.

Les belles choses le sont moins hors de leur place : les bienséances mettent la perfection, et la raison met les bienséances. Ainsi l'on n'entend point une gigue à la chapelle, ni dans un sermon des tons de théâtre; l'on ne voit point d'images profanes dans les temples, un Christ, par exemple, et le jugement de Pâris dans le même sanctuaire, ni à des personnes consacrées à l'église le train et l'équipage d'un cavalier.

Déclarerai-je donc ce que je pense de ce qu'on appelle dans le monde un beau salut, la décoration souvent profane, les places retenues et payées, des livres distribués comme au théàtre, les entrevues et les rendez-vous fréquents, le murmure et les causeries étourdissantes. quelqu'un monté sur une tribune qui y parle familièrement, sèchement, et sans autre zèle que de rassembler le peuple, l'amuser, jusqu'à ce qu'un orchestre, le dirai-je ? et des voix qui concertent depuis long-temps se fassent entendre? Est-ce à moi à m'écrier que le zèle de la maison du Seigneur me consume, et à tirer le voile léger qui couvre les mystères, témoins d'une telle indécence? Quoi! parcequ'on ne danse pas encore aux T. T. 3, me forcera-t-on d'appeler tout ce spectacle office d'église?

L'on ne voit point faire de voeux ni de pélerinages pour obtenir d'un saint d'avoir l'esprit plus doux, l'ame plus reconnoissante; d'être plus équitable, et moins malfaisant; d'être guéri de la vanité, de l'inquiétude et de la mauvaise raillerie.

1 Tapisseries. (La Bruyère.)

2 Le motet, traduit en vers françois par L. L** (La Bruyère.) 3 Théatins.

Quelle idée plus bizarre que de se représenter | par un usage reçu, qu'il trouve établi, et qu'il une foule de chrétiens de l'un et de l'autre sexe, laissera à son successeur; mais c'est cet usage qui se rassemblent à certains jours dans une bizarre et dénué de fondement et d'apparence salle, pour y applaudir à une troupe d'excom- que je ne puis approuver, et que je goûte enmuniés, qui ne le sont que par le plaisir qu'ils core moins que celui de se faire payer quatre leur donnent, et qui est déja payé d'avance? I fois des mêmes obsèques, pour soi, pour ses me semble qu'il faudroit, ou fermer les théâ- droits, pour sa présence, pour son assistance. tres, ou prononcer moins sévèrement sur l'état des comédiens.

Dans ces jours qu'on appelle saints, le moine confesse pendant que le curé tonne en chaire contre le moine et ses adhérents: telle femme pieuse sort de l'autel, qui entend au prône qu'elle vient de faire un sacrilege. N'y a-t-il point dans l'église une puissance à qui il appartienne, ou de faire taire le pasteur, ou de suspendre pour un temps le pouvoir du barnabite? Il y a plus de rétributions dans les paroisses pour un mariage que pour un baptême, et plus pour un baptême que pour la confession. L'on diroit que ce soit un taux sur les sacrements, qui semblent par-là être appréciés. Ce n'est rien au fond que cet usage; et ceux qui reçoivent pour les choses saintes ne croient point les vendre, comme ceux qui donnent ne pensent point à les acheter: ce sont peut-être des apparences qu'on pourroit épargner aux simples et aux indévots.

Un pasteur frais et en parfaite santé, en linge fin et en point de Venise, a sa place dans l'œuvre auprès les pourpres et les fourrures; il y achève sa digestion, pendant que le Feuillant ou le Récollet quitte sa cellule et son désert, où il est lié par ses vœux et par la bienséance, pour venir le prêcher, lui et ses ouailles, et en recevoir le salaire, comme d'une pièce d'étoffe. Vous m'interrompez, et vous dites : Quelle censure! et combien elle est nouvelle et peu attendue! ne voudriez-vous point interdire à ce pasteur et à son troupeau la parole divine, et le pain de l'Évangile? Au contraire, je voudrois qu'il le distribuât lui-même le matin, le soir, dans les temples, dans les maisons, dans les places, sur les toits; et que nul ne prétendit à un emploi si grand, si laborieux, qu'avec des intentions, des talents et des poumons capables de lui mériter les belles offrandes et les riches rétributions qui y sont attachées. Je suis forcé, il est vrai, d'excuser un curé sur cette conduite,

Tite, par vingt années de service dans une seconde place, n'est pas encore digne de la première, qui est vacante: ni ses talents, ni sa doctrine, ni une vie exemplaire, ni le vœu des paroissiens, ne sauroient l'y faire assecir. Il naît de dessous terre un autre clerc1 pour la remplir. Tite est reculé ou congédié ; il ne se plaint pas : c'est l'usage.

Moi, dit le cheffecier, je suis maître du choeur : qui me forcera d'aller à matines? mon prédécesseur n'y alloit point; suis-je de pire condition? dois-je laisser avilir ma dignité entre mes mains, ou la laisser telle que je l'ai reçue? Ce n'est point, dit l'écolâtre, mon intérêt qui me mène, mais celui de la prébende : il seroit bien dur qu'un grand chanoine fût sujet au choeur, pendant que le trésorier, l'archidiacre, le pénitencier et le grand-vicaire s'en croient exempts. Je suis bien fondé, dit le prevôt, à demander la rétribution sans me trouver à l'office: il y a vingt années entières que je suis en possession de dormir les nuits; je veux finir comme j'ai commencé, et l'on ne me verra point déroger à mon titre que me serviroit d'être à la tête d'un chapitre? mon exemple ne tire point à conséquence. Enfin c'est entre eux tous à qui ne louera point Dieu, à qui fera voir, par un long usage, qu'il n'est point obligé de le faire : l'émulation de ne se point rendre aux offices divins ne sauroit être plus vive ni plus ardente. Les cloches sonnent dans une nuit tranquille ; et leur mélodie, qui réveille les chantres et les enfants de choeur, endort les chanoines, les plonge dans un sommeil doux et facile, et qui ne leur procure que de beaux songes : ils se lèvent tard, et vont à l'église se faire payer d'avoir dormi.

Qui pourroit s'imaginer, si l'expérience ne nous le mettoit devant les yeux, quelle peine ont les hommes à se résoudre d'eux-mêmes à

Ecclésiastique. (La Bruyère.)

leur propre félicité, et qu'on ait besoin de gens d'un certain habit, qui, par un discours préparé, tendre et pathétique, par de certaines inflexions de voix, par des larmes, par des mouvements qui les mettent en sueur et qui les jettent dans l'épuisement, fassent enfin consentir un homme chrétien et raisonnable, dont la maladie est sans ressource, à ne se point perdre et à faire son salut!

La fille d'Aristippc est malade et en péril; elle envoie vers son père, veut se réconcilier avec lui et mourir dans ses bonnes graces: cet homme si sage, le conseil de toute une ville, fera-t-il de lui-même cette démarche si raisonnable? y entraînera-t-il sa femme? ne faudra-t-il point, pour les remuer tous deux, la machine du directeur?

Une mère, je ne dis pas qui cède et qui se rend à la vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse, se charge d'une ame avec la sienne, en répond à Dieu même, en est la caution: afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut que sa fille se sauve.

Un homme joue et se ruine : il marie néanmoins l'aînée de ses deux filles de ce qu'il a pu sauver des mains d'un Ambreville. La cadette est sur le point de faire ses vœux, qui n'a point d'autre vocation que le jeu de son père.

Il s'est trouvé des filles qui avoient de la vertu, de la santé, de la ferveur, et une bonne vocation, mais qui n'étoient pas assez riches pour faire dans une riche abbaye vou de pauvreté. Celui qui délibère sur le choix d'une abbaye ou d'un simple monastère, pour s'y renfermer, agite l'ancienne question de l'état populaire et du despotique.

Faire une folie et se marier par amourette, c'est épouser Mélite, qui est jeune, belle, sage, économe, qui plaît, qui vous aime, qui a moins de bien qu'Ægine qu'on vous propose, et qui, avec une riche dot, apporte de riches dispositions à la consumer, et tout votre fonds avec sa dot.

Il étoit délicat autrefois de se marier; c'étoit un long établissement, une affaire sérieuse, et qui méritoit qu'on y pensât: on étoit pendant toute sa vie le mari de sa femme, bonne ou mauvaise ; même table, même demeure, même lit; l'on n'en étoit point quitte pour une pen

sion: avec des enfants et un ménage complet, l'on n'avoit pas les apparences et les délices du célibat.

Qu'on évite d'être vu seul avec une femme qui n'est point la sienne, voilà une pudeur qui est bien placée : qu'on sente quelque peine à se trouver dans le monde avec des personnes dont la réputation est attaquée; cela n'est pas incompréhensible. Mais quelle mauvaise honte fait rougir un homme de sa propre femme, et l'empêche de paroître dans le public avec celle qu'il s'est choisie pour sa compagne inséparable, qui doit faire sa joie, ses délices et toute sa société ; avec celle qu'il aime, et qu'il estime, qui est son ornement, dont l'esprit, le mérite, la vertu, l'alliance, lui font honneur? Que ne commence-t-il par rougir de son mariage?

Je connois la force de la coutume, et jusqu'où elle maîtrise les esprits et contraint les mœurs, dans les choses même les plus dénuées de raison et de fondement : je sens néanmoins que j'aurois l'impudence de me promener au Cours, et d'y passer en revue avec une personne qui seroit ma femme.

Ce n'est pas une honte ni une faute à un jeune homme que d'épouser une femme avancée en âge; c'est quelquefois prudence, c'est précaution. L'infamie est de se jouer de sa bienfaitrice par des traitements indignes, et qui lui découvrent qu'elle est la dupe d'un hypocrite et d'un ingrat. Si la fiction est excusable, c'est où il faut feindre de l'amitié s'il est permis de tromper, c'est dans une occasion où il y auroit de la dureté à être sincère. Mais elle vit long-temps: aviez-vous stipulé qu'elle mourût après avoir signé votre fortune et l'acquit de toutes vos dettes? n'a-t-elle plus après ce grand ouvrage qu'à retenir son haleine, qu'à prendre de l'opium ou de la ciguë? a-t-elle tort de vivre? si même vous mourez avant celle dont vous aviez déja réglé les funérailles, à qui vous destiniez la grosse sonnerie et les beaux ornements, en estelle responsable?

II y a depuis long-temps dans le monde une manière' de faire valoir son bien qui continue toujours d'être pratiquée par d'honnêtes gens, et d'être condamnée par d'habiles docteurs.

'Billets et obligations. (La Bruyère.)

On a toujours vu dans la république de certaines charges qui semblent n'avoir été imaginées la première fois que pour enrichir un seul aux dépens de plusieurs : les fonds ou l'argent des particuliers y coule sans fin et sans interruption; dirai-je qu'il n'en revient plus, ou qu'il n'en revient que tard? C'est un gouffre; c'est une mer qui reçoit les eaux des fleuves, et qui ne les rend pas; ou, si elle les rend, c'est par des conduits secrets et souterrains, sans qu'il y paroisse, ou qu'elle en soit moins grosse et moins enflée; ce n'est qu'après en avoir joui long-temps, et qu'elle ne peut plus les retenir. Le fonds perdu, autrefois si sûr, si religieux et si inviolable, est devenu avec le temps, et par les soins de ceux qui en étoient chargés, un bien perdu. Quel autre secret de doubler mes revenus et de thésauriser? entrerai-je dans le huitième denier ou dans les aides? serai-je avare, partisan, ou administrateur?

Vous avez une pièce d'argent, ou même une pièce d'or, ce n'est pas assez; c'est le nombre qui opère : faites-en, si vous pouvez, un amas considérable et qui s'élève en pyramide, et je me charge du reste. Vous n'avez ni naissance, ni esprit, ni talent, ni expérience, qu'importe? ne diminuez rien de votre monceau, et je vous placerai si haut que vous vous couvrirez devant votre maître, si vous en avez : il sera même fort éminent, si, avec votre métal, qui de jour à autre se multiplie, je ne fais en sorte qu'il se découvre devant vous.

Orante plaide depuis dix ans entiers en réglement de juges, pour une affaire juste, capitale, et où il y va de toute sa fortune: elle saura peutêtre dans cinq années quels seront ses juges, et dans quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie.

L'on applaudit à la coutume qui s'est introduite dans les tribunaux d'interrompre les avocats au milieu de leur action, de les empêcher d'être éloquents et d'avoir de l'esprit, de les ramener au fait et aux preuves toutes sèches qui établissent leurs causes et le droit de leurs parties; et cette pratique si sévère, qui laisse aux

Allusion à la banqueroute des hôpitaux de Paris et des Incurables en 1689, qui fit perdre aux particuliers qui avoient des deniers à fonds perdu sur ces établissements la plus grande partie de leurs biens.

orateurs le regret de n'avoir pas prononcé les plus beaux traits de leurs discours, qui bannit l'éloquence du seul endroit où elle est en sa place, et va faire du parlement une muette juridiction, on l'autorise par une raison solide et sans réplique, qui est celle de l'expédition : il est seulement à desirer qu'elle fût moins oubliée en toute autre rencontre, qu'elle réglât au contraire les bureaux comme les audiences, et qu'on cherchât une fin aux écritures 1, comme on a fait aux plaidoyers.

Le devoir des juges est de rendre la justice; leur métier, de la différer : quelques uns savent leur devoir, et font leur métier.

Celui qui sollicite son juge ne lui fait pas honneur; car, ou il se défie de ses lumières et même de sa probité, ou il cherche à le prévenir, ou il lui demande une injustice.

Il se trouve des juges auprès de qui la faveur, l'autorité, les droits de l'amitié et de l'alliance, nuisent à une bonne cause, et qu'une trop grande affectation de passer pour incorruptibles expose à être injustes.

Le magistrat coquet ou galant est pire dans les conséquences que le dissolu : celui-ci cache son commerce et ses liaisons, et l'on ne sait souvent par où aller jusqu'à lui; celui-là est ouvert par mille foibles qui sont connus, et l'on y arrive par toutes les femmes à qui il veut plaire.

Il s'en faut peu que la religion et la justice n'aillent de pair dans la république, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. L'homme de robe ne sauroit guère danser au bal, paroître aux théâtres, renoncer aux habits simples et modestes, sans consentir à son propre avilissement; et il est étrange2 qu'il ait fallu une loi pour régler son extérieur, et le contraindre ainsi à être grave et plus respecté.

Il n'y a aucun métier qui n'ait son apprentissage; et, en montant des moindres conditions jusqu'aux plus grandes, on remarque dans toutes un temps de pratique et d'exercice qui prépare aux emplois, où les fautes sont sans conséquence, et mènent, au contraire, à la perfection. La guerre même, qui ne semble naître et durer

Procès par écrit. (La Bruyère.)

2 Un arrêt du conseil obligea les conscillers à être en rabat; avant ce temps ils étoient presque toujours en cravate.

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