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ce sage écrivain sait éviter ces décisions générales et absolues, qui presque toujours sont démenties. par quelques exceptions incontestables.

XIV. Revenons à Vigneul-Marville. «< Personne » avant la Bruyère, dit Menage, n'avoit trouvé la » force et la justesse d'expression qui se renconrent » dans son livre ». En vérité, s'écrie sur cela notre censeur, Menage nous auroit fait plaisir de nous marquer les endroits du livre de la Bruyère où cela se trouve en récompense on lui en montreroit au double où cela ne se trouve point. Que ne les montroit-il donc ces endroits, sans perdre le temps en paroles inutiles? Pourquoi abuser de son loisir et de celui du public à faire imprimer de tels dialogues? Onne peut pas désespérer après cela de voir mettre au jour les entretiens des porteurs d'eau et dcs vendeuses d'herbes. Il pleuvra aujourd'hui, dites-. vous, et moi je n'en crois rien, et je suis prêt à parier contre vous double contre simple. Imaginez quelque chose de plus frivole, si vous voulez, il ne le sera pas davantage que cet endroit des Mélanges d'histoire et de littérature. Car que nous importe de savoir que Menage auroit fait plaisir à Vigneul-Marville, de lui citer des endroits des Caractères de ce siècle, où parût de la force et de la justesse d'expression; et que s'il l'eût fait, VigneulMarville lui en auroit montré au double où cela ne se trouve point? Après ce beau dialogue, en sommes

nous

nous plus savans, et plus capables de juger du livre de la Bruyère?

Mais, ajoute Vigneul-Marville, « c'est bien gra»tuitement et sans y penser que Ménage vient »nous dire qu'avant la Bruyère, personne n'a » trouvé la force et la justesse d'expression qu'il » s'imagine dans ses Caractères. Bien auparavant » cet auteur, deux célèbres écrivains (sans compter » les autres) ont donné à leurs expressions toute » la force qu'elles pouvoient souffrir en gardant » la raison : ce sont Nicole et S. Evremond » Vigneul - Marville a raison. La France a produit plusieurs excellens écrivains qui ont leur mérite aussi bien que la Bruyère. Nicole et S. Evremond sont de ce nombre; tout le monde en convient. Vigneul-Marville, qui avance tant de choses sans les prouver, a bien fait de s'en dispenser en cette occasion. Et c'est sans doute une trop grande hardiesse à Ménage de préférer la Bruyère à tant de fameux écrivains qui ont paru dans ce dernier siècle. Ces sortes de comparaisons sont toujours odieuses et téméraires. Mais, à mon avis, ce n'est pas tant à Ménage qu'il faudroit s'en prendre qu'aux compilateurs de ses conversations. Car où est l'homme à qui il n'échappe, dans une conversation libre, des pensées outrées qu'il n'auroit garde de soutenir dans un ouvrage public?

Tome II.

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XV. Ménage, continue notre critique, ajoute << que la Bruyère dit en un mot ce qu'un autre ne » dit pas aussi parfaitement en six. C'est ordinai>>rement tout le contraire, la Bruyère affectant » d'entasser paroles sur paroles, et pensées sur

pensées sans nulle nécessité. En voici un exemple » qui me tombe sous les yeux, c'est à l'endroit » où il dit que la pruderie est une imitation de la » sagesse. Cette pensée est si claire, qu'elle ne de» mande point d'être éclaircie par des comparaisons » tirées de je ne sais où. Cependant voyons quels » tours et quels détours la Bruyère prend pour nous » faire comprendre ce qui n'a pas la moindre ombre » de difficulté ». Un comique, dit-il, outre sur la scène ses personnages: un poëte charge ses descriptions: un peintre qui fait d'après nature, force et exagère une passion un contraste, des attitudes, et celui qui copie, s'il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l'ordonnance de son tableau, plus de volume que n'en ont celles de l'original: de même la pruderie est une imitation de la sagesse. «Outre que tout ce discours sent fort son gali» matias, qui, je vous prie, après cet exemple, » peut dire de bonne-foi (à moins que ce ne soit » Ménage) que la Bruyère dit en un mot ce qu'un » autre ne dit pas aussi parfaitement en six»?

Voilà ce que Vigneul-Marville trouve à censurer

dans cette réflexion de la Bruyère, que la pruderie est une imitation de la sagesse. Ce sont, comme vous voyez, autant d'arrêts définitifs, indépendans de toute raison. Mais, que faire? Chacun a sa méthode. Celle de notre critique n'est pas de prouver ce qu'il avance. Il pourroit pourtant avoir raison dans le fond. Voyons ce qui en est.

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La Bruyère veut nous faire voir comment la pruderie est une imitation de la sagesse, et il emploie pour cela plusieurs comparaisons. Sa pensée étoit assez claire sans toutes ces comparaisons replique Vigneul - Marville. Mais ce critique se trompe. Car sans ces comparaisons la pensée de la Bruyère auroit été fort imparfaite. Il ne suffit pas de dire que la pruderie imite la sagesse, si l'on ne fait sentir comment et jusqu'à quel point elle le fait, La plupart des vertus consistent en un certain milieu dont les deux extrémités sont également dangereuses. Demeurez en deçà, où passez au-delà des justes bornes, vous voilà hors du bon chemin. Et rien n'est plus facile que de s'y méprendre. On le voit tous les jours. L'avare croit être bon ménager, et le prodigue qui le traite de fou, croit être le seul qui sache faire un bon usage des richesses. Les lâches donnent à leur foiblesse le beau nom de prudence, et les téméraires pensent être de vrais braves. Tous ces gens-là ignorent les justes bornes des vertus qu'ils croient pratiquer. Ils vont

au-delà du but, ou demeurent en deçà, faute de connoître ce juste milieu dont les deux extrémités sont également vicieuses. Et par conséquent, lorsqu'on veut faire voir l'imperfection d'un de ces vices, il faut marquer comment et jusqu'à quel point il imite une certaine vertu. Car de dire en général que c'est une imitation d'une telle vertu, c'est en donner une idée qui peut tout aussi bien convenir à un autre vice qui lui est directement opposé. L'avarice, par exemple, est une imitation de la frugalité, mais qui dans le fond en est autant éloignée que la prodigalité même. La Bruyère avoit l'esprit fort juste pour faire de pareilles définitions. Il nous veut apprendre que la pruderie est une imitation de la sagesse; mais il a soin de marquer en quoi consiste cette imitation. Ce qu'il fait par un parallèle ingénieux, qui, amusant agréablement l'esprit, fait voir nettement que c'est une imitation outrée qui passe les bornes de la raison. Un comique outre sur la scène ses personnages: Un poëte charge ses descriptions, &c..... de même la pruderie est une imitation de la sagesse. Qu'y a-t-il là d'obscur, et qui sente le galimatias? La pruderie imite mal la sagesse, en portant les choses à l'excès, comme un comique qui outre ses personnages, comme un poëte qui charge ses descriptions, comme un peintre qui, travaillant d'après nature, force et exagère les passions et les attitudes qu'il tâche de représenter,

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