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consciencieux, qui seront dans l'avenir le meilleur titre de notre siècle à l'estime de la postérité, la plupart des écrits destinés au commun des lecteurs offraient l'empreinte du naïf aplomb avec lequel Chateaubriand osait faire entendre, par exemple, que le protestantisme pouvait être rendu seul responsable des persécutions dirigées contre ses adeptes, parce que s'il n'y avait pas eu des protestants on ne les aurait pas persécutés 1.

Une pareille forme de raisonnement était trop commode pour ne pas trouver faveur dans les deux camps, auprès de ces aventuriers littéraires qui estiment que l'audace peut tenir lieu de savoir et de génie. De part et d'autre on s'en empara bientôt, et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que le public parut ravi de la peine qu'on se donnait pour le duper. Après 1830, la démocratie victorieuse était devenue l'objet d'une adulation presque universelle. Ses partisans l'exaltaient, ses ennemis cherchaient à la séduire par leurs flatteries; la liberté semblait pouvoir servir à l'accomplissement des desseins les plus opposés, et les champions des partis extrêmes invoquaient tous également le suffrage universel.

La sensation que produisirent alors les folies saintsimoniennes, et les rêves extravagants des disciples de Fourier indique assez l'état des esprits. Les idées com

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« Et par une réaction naturelle, la réformation, à sa naissance, ressuscita le fanatisme catholique qui s'éteignait : elle pourrait donc être accusée d'avoir été la cause indirecte des meurtres de la SaintBarthélemy, des fureurs de la ligue, de l'assassinat de Henri IV, des massacres d'Irlande, de la révocation de l'édit de Nantes et des dragonnades. >>

(Essai sur la littérature anglaise, par M. de Chateaubriand. Paris, 1836, tome 1er, in-18°, p. 192.)

munistes, propagées à la fin de la première révolution par Babeuf et sa secte, avaient grandi dans l'ombre et aspiraient maintenant à se manifester aux regards surpris, qui les contemplaient avec curiosité comme une nouveauté piquante. On ne les prenait pas tout à fait au sérieux, mais, se couvrant du manteau de la philanthropie, elles gagnaient du terrain sans rencontrer non plus une résistance bien décidée. En harmonie d'ailleurs avec les vues humanitaires elles venaient donner un corps et offrir un but positif à cette vague tendance dont presque toutes les œuvres de la littérature contemporaine portaient plus ou moins le cachet. Auteurs et public furent d'accord pour leur faire bon accueil. Si l'on peut justement reprocher aux premiers la coupable indifférence avec laquelle ils exploitèrent ce thème dangereux, que dire de l'aveuglement du second qui les encourageait par ses éloges à consommer sa ruine? C'était une véritable conspiration contre l'ordre social, dont la société tout entière se montrait complice, quoique nul ne voulût le reconnaître, et qu'on cherchât plutôt à s'étourdir en niant le péril chaque jour plus me

naçant.

Cependant en 1847 un écrivain allemand, M. Stein, avait signalé d'une manière très-remarquable la catastrophe qui lui paraissait inévitable et prochaine. Mais son livre1 eut deux éditions sans que les journaux français daignassent même le mentionner. Un pareil avertissement venant de l'Allemagne n'avait trouvé que des incrédules, et l'on préférait s'enthousiasmer avec fureur pour les romans socialistes de M. Eugène Suë, qui, mettant en quel

Der Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs. Leipzig; 1 vol. in-8°.

que sorte le feu aux poudres, allaient déterminer l'explosion. Le succès des Mystères de Paris fut un événement inouï jusque-là dans les fastes de la littérature. Cette œuvre monstrueuse, dans laquelle étaient accumulés des caractères ignobles, des scènes dégoûtantes, des crimes atroces; où l'argot des mauvais lieux assaisonnait d'une saveur étrange les déclamations contre la société, où malgré le talent fécond et ingénieux du romancier l'invraisemblance éclatait à chaque page; cette œuvre, qui semblait exercer un prestige diabolique, remua la France d'un bout à l'autre. Jamais popularité si rapide et si grande n'avait couronné les efforts du génie même le plus sublime. L'impression fut aussi générale que soudaine. Les hommes graves y cédèrent comme les lecteurs frivoles, les riches et les heureux du monde, qu'elle aurait dû frapper de crainte ou soulever d'indignation, applaudirent avec non moins d'ensemble que la tourbe des prolétaires dont elle exaltait les passions haineuses et les instincts violents. On vit des publicistes, des diplomates, d'honorables magistrats fournir à l'auteur de nouvelles pièces à l'appui du terrible acte d'accusation qu'il dressait contre l'état social.

Le procès étant instruit de cette façon, il ne restait plus qu'à désigner les principaux coupables, ainsi que les juges chargés de prononcer leur sentence et de la faire exécuter. Alors M. Eugène Suë publia le Juif errant, dont le but était de signaler à la vindicte populaire l'ordre des Jésuites que, depuis sa naissance, on a la coutume d'expulser et de déclarer anéanti au moins une fois par siècle. C'était assez adroit de prendre ainsi la victime expiatoire en dehors des partis politiques ou sociaux proprement dits. La Compagnie de Jésus eut le sort du baudet de la

fable sur qui grands et petits s'empressent de crier haro! Ce roman, quoique très-médiocre, n'en produisit pas moins son effet. Il servit de mèche incendiaire au milieu des matières inflammables accumulées de toutes parts. A peine avait-il achevé de paraître qu'on en profita pour soulever les populations protestantes des cantons de Vaud, Genève et Neuchâtel contre le Sonderbund, et, en France, la révolution de février suivit de près la victoire du radicalisme suisse.

En présence de l'espèce d'unanimité avec laquelle cette catastrophe avait été préparée, on pouvait croire que sa conséquence immédiate serait la réalisation des projets socialistes, qui semblait ne devoir rencontrer aucun obstacle sérieux. Mais il n'en fut pas ainsi. Contre toute attente un revirement complet eut lieu et, cette fois, le caprice de la mode favorisa très-heureusement la marche naturelle de l'esprit humain, qui veut que, lorsqu'une idée féconde, vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, a porté ses fruits, il s'opère une réaction en sens opposé, dont la force est proportionnelle à l'intensité du mouvement contraire qui l'a précédée.

En effet, on peut dire que l'homme est placé ici-bas entre deux pôles, l'autorité et la liberté, qui l'attirent tour à tour avec une puissance irrésistible, et dont l'équilibre parfait constitue l'idéal offert comme but au développement de ses facultés intellectuelles et morales.

A l'origine de l'état social le principe de l'autorité domine exclusivement. C'est à lui qu'appartient le rôle d'organisateur; et, pour dompter les instincts rebelles, pour établir les règles du devoir, il faut qu'il s'impose avec énergie. Il commence donc par comprimer violemment l'essor des tendances individuelles. Le premier pas vers la vie

civilisée est un sacrifice de liberté; jusqu'alors l'homme ne dépendait que de ses propres besoins, maintenant il dépend aussi de ceux des autres. Or, un tel sacrifice ne peut être obtenu que par la contrainte, par la force, et dès lors s'établit cette lutte qui est, en quelque sorte, l'essence de la vie sociale et la fait osciller entre deux extrêmes également funestes pour elle : le despotisme et l'anarchie. C'est à se défendre contre l'un et l'autre que la société doit mettre toute sa vigilance; mais comme l'esprit humain ne sait jamais garder la mesure dans ses déterminations, qui d'ailleurs ne peuvent agir efficacement sur la foule qu'à la condition d'être passionnées ou systématiques, il en résulte que chaque impulsion donnée dans un sens ne s'arrête et ne cesse que pour faire place à une autre non moins forte dans le sens contraire. Au milieu de ces réactions successives se présentent de temps en temps des intervalles de repos où les deux forces opposées se balançant à peu près laissent le champ libre au développement intellectuel. C'est alors seulement que le progrès réel s'accomplit, que l'humanité recueille les fruits de tant d'efforts pénibles et de cruelles épreuves. Mais ces intervalles sont, en général, trop courts, parce que l'homme est insatiable dans ses désirs et ses poursuites. Dès que son activité se réveille, il se passionne bientôt, s'il adopte un principe, il entend le pousser jusqu'à ses dernières conséquences; quand une idée le séduit, il en fait tout un système qui devient pour lui la vérité absolue. Dans le domaine de la théorie ou de la science pure, de tels écarts ont des avantages qui compensent leurs inconvénients; mais dans la pratique, ils produisent les résultats les plus funestes.

Quelques semaines de vaines tentatives et de déceptions cruelles suffirent donc pour dissiper l'aveuglement qui

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