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son livre, sont hors d'oeuvre. Comme une pensée peut avoir différens rapports, il faut savoir au juste celui que l'auteur a eu dans l'esprit (ce qui n'est pas fort aisé à deviner) pour pouvoir dire sûrement qu'elle n'est pas en son lieu. Cette seule réflexion auroit dû empêcher notre critique de décider trop promptement et sans de bonnes raisons qu'il y a un tiers à retrancher dans le livre de la Bruyère. Il semble qu'une des principales raisons, qu'il ait eues de prononcer ce terrible arrêt, c'est qu'il a trouvé dans ce livre quantité de choses qui ne distinguent point notre siècle des autres siècles. Mais où est-ce que la Bruyère s'est engagé à n'insérer dans son livre que ce qui peut distinguer notre siècle des autres siècles? Il nous promet les Caractères ou les mœurs de ce siècle. C'est le titre de son ouvrage : et son dessein est de peindre les hommes en général, sans restreindre ses portraits à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, comme il nous le déclare lui-même dans sa préface. Son affaire est donc de représenter nos mœurs telles qu'elles sont effectivement: et s'il le fait, il a dégagé sa promesse. Mais que par ces peintures notre siècle soit distingué ou non des autres siècles, cela ne le regarde pas. Et je ne sais même (pour le dire en passant) si ce dessein de peindre un siècle par des choses qui ne convinssent à aucun autre siècle, ne seroit point aussi ridicule que celui

d'un peintre qui voudroit peindre les hommes de ce siècle sans nez ou sans menton, pour les mieux distinguer de tous ceux qui ont vécu dans les siècles précédens. Les hommes ont toujours été les mêmes par le cœur, toujours sujets aux mêmes passions, et aux mêmes foiblesses; toujours capables des mêmes vertus et des mêmes vices. Les acteurs changent, mais c'est toujours la même comédie. D'autres hommes joueront bientôt les mêmes rôles qu'on joue aujourd'hui. Ils s'évanouiront à leur tour, comme dit quelque part la Bruyère, et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus. Vraie image de ce monde, qui montre visiblement que ce siècle ne peut être bien peint que par une infinité de traits qui ne conviennent pas moins aux siècles précédens qu'à celui-ci ! Si donc Vigneul-Marville a trouvé dans les Caractères de ce siècle quantité de traits qui ne distinguent point notre siècle des autres siècles, bien loin de les proscrire par cette raison-là, il en devoit conclure que ces traits étoient apparemment trèsconformes à la nature, qui agit toujours à peu-près de même dans tous les siècles. C'est-là en effet la conclusion que nous tirons tous les jours en lisant les livres des anciens. Nous croyons, par exemple, que Térence a bien peint un débauché, un fripon, un jeune homme amoureux, &c. Pourquoi ? Parce que les portraits qu'il en fait, conviennent

exactement aux débauchés, aux fripons, aux jeunes gens amoureux que nous voyons tous les jours. C'est sur le même fondement que nous admirons la justesse des caractères de Théophraste. <<< Les hommes dont Théophraste nous peint les » mœurs, dit la Bruyère, étoient Athéniens et » nous sommes François : et si nous joignons à la » diversité des lieux et du climat, le long inter» valle des temps, et que nous considérions que » ce livre a pu être écrit la dernière année de la » cxve olympiade, trois cents quatorze ans avant » l'ère chrétienne, et qu'ainsi, il y a deux mille »ans accomplis que vivoit ce peuple d'Athènes » dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y » reconnoître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, » ceux avec qui nous vivons, et que cette ressem>> blance avec des hommes séparés par tant de » siècles soit si entière. En effet, ajoute la Bruyère, » les hommes n'ont point changé selon le cœur et >> selon les passions: ils sont encore tels qu'ils » étoient alors et qu'ils sont marqués dans Théophraste, vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, » effrontés, importuns, défians, médisans, que» relleux, superstitieux ».

Encore un mot sur cet article. Je voudrois bien demander à Vigneul-Marville s'il croit que Boileau ait fait une véritable peinture de ce siècle dans ces beaux vers:

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L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile :
La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile:
L'argent en honnête homme érige un scélérat,
L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
Epitre V, à M. de Guilletagues, v. 85.

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Il me répondra sans doute que c'est-là visiblement un des caractères de notre siècle. Mais est-ce un caractère qui distingue notre siècle des autres siècles? C'est ce que Vigneul - Marville ne dira jamais. Il est trop versé dans la lecture des anciens pour ignorer qu'un fameux poëte (1) a dit en latin du siècle d'Auguste, ce que Boileau nous dit là du siècle de Louis XIV. Or, si Boileau a pu désigner le siècle présent par des traits qui conviennent également bien à des siècles déjà passés, pourquoi la Bruyère ne pourroit-il pas faire la même chose?

IX. La première remarque particulière que Vigneul-Marville fait après cela contre la Bruyère, c'est (2) que souvent il fait le mystérieux où il n'y a point de mystère. J'appelle cette remarque particulière, parce que notre critique ne la confirme que par un seul exemple, et qui est si mal choisi, comme vous allez voir, que je ne pense pas que personne veuille s'en fier, pour le reste, à son jugement. Ainsi,

(1) O cives, cives! quærenda pecunia primùm est :

Virtus post nummos,

&c.

Hor. epist. lib. I, v. 35.

(2) Mélanges d'histoire, page 343.

continue notre censeur à la page 468, pour nous faire comprendre ce qui se comprend assez de soimême, que l'esprit de discernement est la chose du monde la plus rare, il exagère et prononce d'un ton de prophète cette belle sentence (*) : « Après » l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde » de plus rare, ce sont les diamans et lesperles » Notre critique fait ici deux fausses suppositions, si je ne me trompe; l'une que la Bruyère veut nous faire comprendre que l'esprit de discernement est fort rare. C'est à quoi il n'a jamais pensé, à mon avis. Il se contente de le proposer comme une pensée digne de remarque, et sur laquelle chacun devroit faire de sérieuses réflexions, pour s'accoutumer à se défier de soi-même et à ne pas croire trop promptement d'entendre ce qu'il n'ent tend point: défaut trop commun parmi les hommes, et qui est la grande source des erreurs où ils tombent à tout moment! La seconde supposition mal fondée que fait ici notre critique, c'est de s'imaginer qu'il soit fort aisé de comprendre que l'esprit de discernement est très-rare. Bien loin de-là, c'est peut-être la chose que les hommes comprennent le moins; car il n'y a que ceux qui ont du discernement (dont le nombre est sans doute fort petit) qui comprennent combien le discernement est une chose rare dans ce

(*) Paroles de la Bruyère, tome II, chap. XII, des Jugemens, page 69.

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