Page images
PDF
EPUB

comme le croit saint Augustin (1), il est certain qu'il voyageait en Égypte peu de temps avant que Ptolémée fit traduire la Bible en grec par soixante et dix Juifs hellénistes, ce qui prouve deux choses que les livres hébreux avaient vivement frappé l'attention, et que les rapports des Grecs et des Juifs avaient été déjà très-fréquents. Sans de fréquentes relations, eût-on trouvé soixante et dix hellénistes dans la petite province de Judée?

Qu'est-il besoin, d'ailleurs, de prouver historiquement que Platon est allé en Égypte, lorsque la conformité de sa doctrine avec celle de Moïse sur plusieurs points essentiels ne peut laisser aucun doute sur la connaissance qu'il a eue de la Bible? On lit au début de la Genèse, et dans le Timée où Platon parle de la formation de l'univers : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. Selon Platon, l'air et l'eau furent les points de jonction entre la terre et le feu; selon Moïse, l'air, le souffle, l'esprit était porté sur les eaux. Moïse enseigne que le sage est l'homme épris de l'amour de Dieu; Platon, que le philosophe est l'homme épris de l'amour de Dieu. Langage biblique! Il n'est pas étonnant que Platon, moins habile en cosmologie que Moïse, ait vu dans ces mots : La terre était informe et toute nue, non l'idée de créations successives, mais l'idée de la coexistence de la matière et de Dieu. Moïse dit que Dieu

(1) « J'avais émis cette opinion en plusieurs de mes ouvrages; mais » une recherche chronologique plus exacte m'a prouvé que la nais»sance de Platon est d'un siècle environ postérieure au temps où >> prophétisa Jérémie, et que depuis sa mort, après une vie de quatre» vingts ans, jusqu'à l'époque où Ptolémée, roi d'Égypte, demanda à » la Judée les livres des Prophètes, qu'il fit interpréter par soixante >> et dix Juifs hellénistes, on trouve à peu près un espace de soixante » ans. » (Cité de Dieu, liv. VIII, p. 428.)

approuva son ouvrage après l'avoir créé, et Platon, que, quand Dieu eut créé cet ouvrage, il en fut émerveillé. L'expression est différente; celle de Platon est moins juste, mais la pensée est identique. Où Platon eût-il pris le motif de l'affirmation de ce fait s'il ne l'eût pas lue? Enfin, nous lisons dans le Timée que Dieu créa les astres pour déterminer l'espace du temps; Moïse s'exprime de la même manière. Platon dit que Dieu créa tout d'un mot; c'est la traduction de ces paroles de Moïse: Dixit et facta sunt. Platon divise sa république en douze tribus. Il y a douze tribus chez les Hébreux. Il est vrai qu'il se contredit quand il parle de Dieu; mais si Platon en eût eu une connaissance adéquate à celle de Moïse, il aurait cessé d'être un philosophe, il aurait été un prophète. Selon Platon (1), Dieu ne peut être conçu que par son Verbe Logos. La source de l'idée est dans l'être immuable; les idées résident en Dieu, qui est leur substance commune. On ne peut méconnaître l'origine biblique ni dans ces affirmations ni dans la déduction qu'il en tire. L'image peut être effacée sans que le type primitif et éternel soit détruit. Supposez, dit-il, que tous les triangles réalisés dans le monde soient détruits; les propriétés du triangle demeurent, la notion du triangle reste toujours semblable à elle-même. Si l'abbé de Condillac, qui, mieux que Platon, devait connaître la Bible, eût médité ce qu'il y a de vrai et de profond dans la théorie du philosophe païen, il n'eût jamais osé affirmer que la pensée n'est qu'une sensation transformée. L'idée éternelle est antérieure à la sensation variable et temporaire. Comment aurait-elle pu avoir été engendrée par elle? Je ne connais rien de plus sublime que cette théorie (1) Théorie des idées.

de Platon, si ce n'est la divine généalogie de l'idée par saint Jean In principio Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum (1). Ce rapprochement rappelle le mot de Numénius, que Platon parlait Moïse en athénien. Mais Platon n'avait pas pénétré toute la profondeur de l'idée de Moïse; il devient faible en philosophie à mesure qu'il s'éloigne de la pensée révélée; il le sent, car il invoque, il appelle à chaque instant le révélateur. Il imagine un principe intermédiaire qui participe de Dieu et de la matière, qui donne sa forme à la matière, un médiateur enfin entre Dieu et l'homme. Cette idée de médiation, mal saisie, met Platon au-dessous des Védas. Elle implique chez lui l'idée contradictoire de panthéisme et de dualisme, d'infini et de progrès. D'une si admirable clarté dans tout le reste, il devient obscur dans cette cosmologie. C'est que, comme il le remarque lui-même, il n'avait pas été instruit ; nul ne lui avait appris, ou plutôt il avait imparfaitement appris aux sources de la vérité où il lui avait été donné de puiser. Il n'est pas plus clair dans son explication du mal. Il ne voit pas, dans le mal, la simple négation dans un être fini d'une qualité qui lui est propre. Il affirme que le mal est nécessaire, puisqu'il est le résultat de l'antagonisme entre deux êtres qui participent à la même nature par le lien du troisième être intermédiaire. Le voilà bien loin des hauteurs bibliques! Antagonisme, panthéisme, sont contradictoires; éternité et fini ne le sont pas moins. Intermédiaire d'une substance qui lie le fini et l'infini, et

(1) Un philosophe pythagoricien, ayant lu, près de huit siècles après, ce magnifique tableau de saint Jean, alla se jeter aux genoux de l'évêque de Milan, le supplia de faire placer cette page dans un cadre d'or, et de l'offrir dans un lieu élevé à l'admiration du monde.

qui enchaîne deux substances antagonistes! cela est d'une grande faiblesse métaphysique.

Platon doit beaucoup à Moïse dans sa théorie des idées; il a emprunté aussi à Vyasa; et, comme nous venons de le voir, sa théorie divine est incomplète, incohérente et imprégnée de panthéisme. Ramenant dans sa théorie sociale la multiplicité sociale à l'unité, et réglant cette unité et cette variété sur sa théogonie, il cherche l'image de la substance divine, et il la trouve dans les philosophes; il représente la matière inerte par les artisans et les laboureurs ; la substance intermédiaire par la force guerrière; et la matière informe par les esclaves, qui n'entrent pas dans l'organisation sociale. L'unité absorbant toutes les forces individuelles, Platon aboutit au communisme destructeur de la personnalité, tant il est impossible de placer l'humanité dans son plan naturel, si on donne à l'ordre social un type contraire à la nature des êtres. Il n'y a pas de vraie société avec une fausse théorie de cosmologie; et c'est dans les erreurs des philosophes païens que nos penseurs modernes, même ceux qui sont chrétiens, vont chercher la raison de leurs théories sociales! Jugeons par là si nous sommes à la veille d'avoir vraiment l'ordre social, je veux dire l'harmonie sans despotisme, la liberté sans anarchie!

XXV

Aristote (1), disciple de Platon, comprit qu'il pourrait

(1) Né à Stagire, en Macédoine, l'an 384, il suivit à Athènes les leçons de Platon pendant vingt ans. Après avoir passé plusieurs années à la cour de Macédoine, il accompagna, à ce que l'on croit, son dis. ciple dans ses premières expéditions en Asie, puis il vint se fixer à

devenir son rival en gloire, et il ne voulut pas marcher sur les traces d'un si grand maître. Sa rivalité perce jusque dans son style; il repousse les images poétiques qui font le charme des écrits de Platon; il affecte une forme dialectique et serrée qui manque surtout de clarté. Sa logique a été le type de toutes les logiques européennes, et c'est là son grand titre de gloire; mais sa logique ellemême a son type primitif dans la logique de l'Inde. Les points de concordance sont trop frappants pour qu'il soit possible de s'y méprendre. Les victoires d'Alexandre mirent entre ses mains des matériaux qui avaient dû manquer à Platon. Sa maxime célèbre, empruntée à l'école du Portique, que rien n'arrive à l'esprit que par les sens (1), semble avoir été la source des écarts de Locke et de l'erreur de l'abbé de Condillac, observateur superficiel qui ne voit dans l'idée qu'une sensation transformée. Comme Platon et comme Vyasa, Aristote insiste sur la distinction du contingent et de l'absolu, et, comme eux, il affirme que le contingent ou le variable ne peut pas servir de mesure à l'absolu, ni par conséquent de fondement à l'affirmation. Les sensations sont relatives au contingent; les idées ont leur dernière raison d'être dans l'absolu. Donc la foi, affirme Aristote, est le fondement de la science. « L'homme ne peut rien apprendre qu'à l'aide » de ce qu'il sait déjà; toute science rationnelle se fonde. >> sur une connaissance précédente. Le syllogisme dérive

Athènes l'an 331. Il y fonda une école dans une promenade voisine de la ville, appelée Lycée. Son école est appelée péripatéticienne, du mot grec pintos, promenade. Il fut accusé d'impiété, et, craignant le sort de Socrate, il sortit d'Athènes, pour épargner, disait-il, un nouveau crime aux Athéniens.

(1) Nihil est in intellectu quod non priùs fuerit in sensu.

« PreviousContinue »