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laissé dans beaucoup d'esprits des idées fausses qu'il importe de rectifier. C'est dans les Highlands qu'a eu lieu la dépopulation systématique qui a fait tant de bruit en Europe il y a trente ans. M. de Sismondi, entre autres, dans des intentions assurément fort louables, mais peu éclairées, n'a pas peu contribué à soulever l'animadversion publique contre cette mesure, qui, pour avoir été trop violemment exécutée, n'en a pas moins eu d'excellents effets.

Les Highlands formaient autrefois, comme tous les pays de montagnes inaccessibles, une forteresse naturelle, habitée par une population belliqueuse. Tout y différait du reste du monde, le costume, la langue, la race, les mœurs. On n'y parlait que le gaëlique, on n'y portait que le jupon court et le manteau national de laine grossière. La poésie et le roman ont immortalisé ce petit peuple, à la physionomie originale entre toutes. L'habitude de la guerre y avait créé une organisation sociale assez semblable à celle des tribus arabes. Chaque grande famille ou clan obéissait à un chef héréditaire. Les terres de chaque tribu étant possédées à peu près en commun, sous l'autorité du chef, chacun en prenait ce qu'il voulait, à la condition d'une faible redevance en nature et d'un service militaire personnel. Ces maigres champs ne portaient que de mauvaise avoine; des troupeaux de bœufs et de moutons, sauvages comme leurs maîtres, fournissaient un peu de laine, de lait et de viande. Pour le surplus, les montagnards vivaieni de chasse, de pêche et surtout de rapine. Ils descendaient de temps en temps de leurs rochers pour porter la dévastation dans les basses terres, et quand ils ne se réunissaient pas en grand nombre pour ces excursions, ils se partageaient en petites troupes dont chacune pillait pour son compte.

Jusqu'à la bataille de Culloden, en 1746, les chefs de clan des Highlands n'avaient songé qu'à augmenter le nombre de leurs soldats, leur importance ne se mesurant pas à leurs revenus, mais à la force des bandes armées qu'ils pouvaient mettre sur pied. Quand l'état agricole et social du moyen âge avait cessé depuis longtemps ailleurs, il se conservait encore dans ces retraites. Après l'expulsion définitive des Stuarts, tout changea. Les idées et les besoins d'une société nouvelle se firent jour jusque dans les gorges les plus reculées. La révolution commença par les chefs. Déjà, depuis un demi-siècle environ, les seigneurs écossais avaient appris quelque chose de ce qui se passait dans le reste du monde. Quelques-uns avaient vu la cour d'Angleterre, d'autres la cour de France. Ceux-là avaient rougi de leur pauvreté, et ne se consolaient que faiblement, par le sentiment de leur puissance militaire, de ce qui leur manquait en richesse, en politesse et en bien-être. Le cours naturel des choses, qui modifie sans cesse les institutions humaines, bonnes ou mauvaises, devait donner chaque jour plus de force à ces tendances secrètes. Privés de leur indépendance féodale, les chefs des Highlands cherchèrent à augmenter leurs revenus pour faire figure sous une autre forme; quand ils n'auraient pas pris des habitudes du luxe qui les y forçaient, ils y auraient été conduits par le seul mouvement de la civilisation naissante.

Or ils n'avaient qu'un moyen pour s'enrichir, la mise en valeur de leurs domaines, et ils rencontraient deux obstacles formidables, la rudesse du sol et du climat d'abord, la sauvagerie obstinée des habitants ensuite. Ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que l'une de ces difficultés pouvait être vaincue, car il n'est pas de sol si ingrat qu'il ne puisse donner un produit net quelcon

que; mais les hommes étaient plus indomptables que la nature. Les simples vassaux n'avaient pas, pour augmenter leur travail, le même stimulant; la hutte paternelle leur suffisait, et ils ne concevaient pas de meilleure vie. Pourquoi auraient-ils changé quelque chose à leurs habitudes? Pour faire sortir de terre, au prix de leurs sueurs, des fruits que d'autres auraient récoltés? Mieux valait la fière pauvreté de leurs bruyères et de leur antique oisiveté.

On aurait pu espérer de faire céder ces résistances, dont le temps avait triomphé dans tous les pays féodaux, s'il ne s'y était joint une difficulté particulière qui rendait le succès de l'entreprise absolument impossible. Quoique très peu nombreuse quant à la surface, puisque les Highlands ne comptaient que 250,000 à 300,000 habitants sur près de 4 millions d'hectares, la population était encore trop dense pour les facultés productives du sol. Quelles que fussent leurs habitudes de jeûne, les montagnards étaient décimés par des famines, et il leur arrivait souvent de saigner leurs vaches étiques pour se nourrir de leur sang. Quand même la population eût été aussi laborieuse qu'elle l'était peu, elle n'aurait pu réussir, en restant aussi nombreuse, qu'à se nourrir un peu mieux elle-même, sans produire aucun excédant, et si une meilleure culture paraissait possible sur quelques points, il était inutile de l'entreprendre, tant que les terres voisines restaient occupées par les anciens clans, car aucune récolte, aucun bétail, ne pouvaient échapper au pillage qu'autorisaient leurs traditions.

C'est ainsi que les chefs des tribus écossaises arrivèrent peu à peu à cette pensée, qu'il n'était possible de tirer parti de ces montagnes qu'en les dépeuplant; dès lors ils n'ont cessé, d'abord en suivant des voies détour

nées, ensuite ouvertement et par la force, de raréfier eux-mêmes cette population que leurs ancêtres avaient multipliée dans un intérêt guerrier.

Le gouvernement anglais les y a poussés avec habileté; il a commencé par les attirer à Londres pour leur faire perdre peu à peu le sentiment national, et leur donner des idées et des habitudes nouvelles; puis, quand il a été bien démontré pour eux que l'ancienne organisation des Highlands était incompatible avec un régime de paix et de travail, il les a aidés à opérer cette transition difficile. Pour fournir un débouché à la population guerrière, on a créé des régiments de famille composés des hommes de chaque clan, commandés par leur chef traditionnel et soldés par l'État. Ces régiments ont soutenu bravement l'honneur de leur nouveau drapeau; dans les guerres contre l'empire, les soldats de la haute Écosse, bien connus par leur costume singulier, étaient réputés les meilleurs de l'armée anglaise. En même temps on transportait dans la plaine Jes quelques familles des montagnes qui y consentaient; pour les plus rebelles, on organisait l'émigration en Amérique.

Jusqu'aux dernières années du dix-huitième siècle, ces mesures furent exécutées avec des ménagements; mais la grande révolution agricole d'Arthur Young décida le mouvement. Plus encore qu'ailleurs l'avantage des grandes exploitations était évident dans ces montagnes stériles. Ce qui avait fait autrefois la force de la race gaëlique, son organisation féodale, fut précisément ce qui la perdit. Le territoire d'un clan passant pour la propriété du chef, la surface des Highlands était divisée en un petit nombre de vastes domaines. Le chef de chaque clan se mit à faire lui-même la chasse à ses sujets; beaucoup de ces malheureux partirent pour le

Canada, d'autres cherchèrent à s'employer dans les basses terres; sur les ruines de leurs cabanes, de grandes fermes s'élevèrent, destinées surtout à produire des moutons. Un noble Écossais, lord Selkirk, donna publiquement, en 1808, la théorie de cette dépopulation; cela s'appelait et s'appelle encore clear an estate, éclaircir un domaine.

C'était alors le temps où l'Angleterre et l'Europe lisaient avec délices les créations de Walter Scott. Le premier de ses poèmes, le Lai du dernier Ménestrel, parut en 1805, et le premier de ses romans, Waverley, en 1814. Dans ces fictions merveilleuses, le poétique highlander de la vieille Écosse revivait tout entier, avec son plaid de tartan et sa redoutable claymore. Toutes les imaginations rêvaient de ce pays poétique, et peuplaient les bords de ses lacs, les bruyères de ses montagnes, les profondeurs de ses glens et de ses cavernes, de ces fantômes aimés que créait en foule la verve du grand romancier national; et au moment même où le génie jetait tant de lumière sur ces populations, ce qui en restait était poursuivi, expulsé, dans l'intérêt apparent de quelques seigneurs !

De toutes parts, des réclamations s'élevèrent. On contesta le droit que s'arrogeaient de simples chefs féodaux sur la propriété absolue de terres dont ils n'étaient, disait-on, que les suzerains, et qui appartenaient à leurs vassaux autant qu'à eux-mêmes. Cette observation pouvait être juste à beaucoup d'égards : à ne consulter que la tradition, elle aurait pu être accueillie; mais dans la lutte du présent et de l'avenir contre le passé, l'histoire devait avoir tort. L'utilité était évidente, si le droit n'était pas parfaitement établi. Jugeant impossible de laisser auprès de la population laborieuse des basses terres un voisinage aussi dange

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