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d'assez mauvaise mine se présenta chez moi, et insista pour que je lui accordasse un entretien particulier. Je passai, quoique avec répugnance dans une salle voisine. Son air égaré m'était suspect, et je ne pus plus douter de ses mauvaises intentions, quand, au lieu de me parler, je la vis fouiller avec précipitation à sa poche. Je me pendis à ma sonnette; on vint, et elle termina par me demander des secours. - Châles voulait que le journal de Marat fût continué, et que la société acquît ses presses. Pendant qu'il parlait, un bruit qui, depuis le commencement de la séance s'était manifesté à l'un des bouts de la salle, et qui n'avait pas cessé un instant, éclata tout-à-coup en une violente dispute. Debout au milieu d'un groupe d'individus qu'il menaçait du geste et de la voix, Legendre s'écria : « Je croyais que nous n'avions plus besoin de motions d'ordre, parce que nous étions maintenant à la hauteur des principes. Châles est monté à la tribune, soutenu par Bentabolle. Il a demandé que le journal de Marat fût continué : j'ai l'opinion qu'il ne peut pas l'être; je ne m'explique pas, mais les hommes de sens m'entendent. Je manifeste honnêtement cette opinion à ma place. Un citoyen m'interpelle; je me contente de lui observer qu'il me parle grossièrement ; que mon avis est à moi. Ce citoyen me répond qu'il faut que je m'explique, et, sautant sur moi, il me prend à la gorge. Je m'écrie que je suis connu, mais que je veux que mon antagoniste monte à la tribune, et décline son nom et sa demeure. Arrêtez-le, dis-je à mon voisin : eh bien ! il l'a laissé s'échapper. Remarquez-vous de quel complot ceci est la preuve? Souvenez-vous que quand la loi condamna Louis le traître à expier enfin ses forfaits sur un échafaud, sa mort fut précédée de celle d'un homme juste. Un traître immola à ses mânes impures, le vertueux Lepelletier. A une autre époque pour faire diversion à la Constitution, on prit toutes les mesures pour faire assassiner Garat.... (Plusieurs voix : « Non, Marat. ») Garat, vous dis-je, je m'explique. C'est à Duperret que l'assassin fut expédiée. C'est par Barbaroux qu'il le fut, et c'est chez Duperret que se donnèrent tous les rendez-vous. Il manqua son coup, et Marat alors

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fut désigné pour victime. - Legendre fut interrompu. Bentabolle prit la parole, et demanda formellement que les restes de Marat fussent ensevelis au Panthéon, et que la Convention fit constater l'état de sa fortune.

Robespierre. J'ai peu de chose à dire à la société. Je n'aurais pas même demandé la parole, si le droit de l'entretenir ne m'était en quelque sorte dévolu dans ce moment; si je ne prévoyais que les honneurs du poignard me sont aussi réservés, que la priorité n'a été déterminée que par le hasard, et que ma chute s'avance à grands pas.

› Quand un homme profondément sensible, et pénétré de l'amour du bien public, voit ses ennemis lever impudemment la tête, et se partager déjà les dépouilles de l'état.; ses amis, au contraire, effrayés par l'oppression, fuir une terre meurtrière et s'abandonner au sort, il devient insensible à tout, et ne voit plus dans le tombeau qu'un asile sûr et précieux que réserve la Providence à la vertu.

> Je croyais qu'une séance qui suivait le meurtre d'un des plus zélés défenseurs de la patrie, serait tout entière occupée des moyens de le venger, en la servant mieux qu'auparavant. On n'en a point parlé ; et de quoi vous entretient-on dans ce temps précieux de l'usage duquel nous sommes comptables? On s'occupe d'hyperboles outrées, de figures ridicules et vides de sens qui n'apportent point de remède à la chose, et empêchent de le trouver.

› On vous demande, par exemple, et on vous demande sérieusement, de discuter la fortune de Marat. Eh! qu'importe à la République la fortune d'un de ses fondateurs?

› L'on réclame les honneurs du Panthéon! et que sont-ils ces honneurs? Qui sont ceux qui gisent dans ces lieux? Excepté Lepelletier, je n'y vois pas un homme vertueux. Est-ce à côté de Mirabeau qu'on le placera; de cet homme qui ne mérite de réputation que par sa profonde scélératesse! voilà les honneurs qu'on sollicite pour l'ami du peuple.

Bentabolle. « Oui, et qu'il obtiendra malgré les jaloux. >

Robespierre continue. « Occupons-nous enfin des mesures qui peuvent encore sauver notre patrie; rendons nul l'effet des guinées de Pitt; faisons rentrer les Cobourg, les Brunswick sur leurs territoires.

› Ce n'est point aujourd'hui qu'il faut donner au peuple le spectacle d'une pompe funèbre; mais quand enfin victorieux, la République affermie nous permettra de nous occuper de ses défenseurs, toute la France alors les demandera, et vous accorderez sans doute à Marat les honneurs que sa vertu mérite, que sa mémoire exige.

› Savez-vous quelle impression attache au cœur humain le spectacle des cérémonies funéraires? Elles font croire au peuple que les amis de la liberté se dédommagent par là de la perte qu'ils ont faite, et que dès lors ils ne sont plus tenus de le venger. Satisfait d'avoir honoré l'homme vertueux, ce désir de le venger s'éteint dans leur coeur, et l'indifférence succède à l'enthousiasme, et sa mémoire court les risques de l'oubli.

> Il faut que les assassins de Marat, de Lepelletier viennent expier, sur la place de la Révolution, le crime atroce dont ils se sont rendus coupables. Il faut que les fauteurs de la tyrannie, que les mandataires infidèles du peuple, ceux qui déploient l'étendard de la révolte, qui sont convaincus d'aiguiser leurs poignards contre la liberté, d'avoir assassiné la patrie, et individuellement quelques-uns de ses membres; il faut, dis-je, que le sang de ces monstres nous réponde et nous venge de celui de nos frères qui coula pour son salut, et qu'ils versèrent avec tant de barbarie.

Il faut se partager les charges les plus pénibles de l'état ; il faut que l'un instruise partout le peuple, et le ramène doucement à ses devoirs; il faut que l'autre lui rende une justice exacte; il faut que l'un fasse affluer partout les subsistances, que l'autre s'occupe exclusivement de l'agriculture et des moyens d'en multiplier les rapports; il faut qu'un autre fasse des lois sages; il faut qu'un autre lève une armée révolutionnaire, l'exerce, l'aguerrisse, et sache la guider dans les combats. Il

faut que chacun de nous, s'oubliant lui-même, au moins quelque temps, embrasse la République, et se consacre sans réserve à ses intérêts.

› Il faut que la municipalité écarte, pour le moment, une fête funèbre, qui d'abord semblait être chère à nos cœurs, mais dont les effets, comme je l'ai démontré, peuvent devenir funestes. (Le Républicain français, n. CCXLV.)

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Le club se rangea de l'avis de Robespierre. Le 15, la Convention décida, sur la proposition de David, qu'elle assisterait en corps aux funérailles de Marat. Ce même jour, à la séance du soir, une députation de la section du Théâtre-Français se présenta à la barre. Nous vous demandons, dit l'orateur, pour prix de l'amitié qu'elle lui a toujours vouée, la faveur d'inhumer provisoirement les cendres de Marat sous les mêmes arbres où il nous instruisait, sous les arbres de la section, à l'ombre desquels elle lui élèvera un tombeau de gazon, sur lequel on lira : Cigit Marat, assassiné par les ennemis du peuple dont il fut constamment l'ami. ›

Son buste fut placé à la Commune et à la Convention. Un arrêté du conseil-général donna son nom à la rue des Cordeliers, et celui de place de l'Ami du Peuple à la rue de l'Observance. Lorsqu'on leva les scellés qu'on avait mis partout à son domicile, on ne trouva chez lui qu'un assignat de 25 sous (1). L'inscription suivante resta longtemps sur la porte de sa maison.

Peuple, Marat est mort; l'amant de la patrie,

Ton ami, ton soutien, l'espoir de l'affligé
Est tombé sous les coups d'une horde flétrie.

Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé.

Ses funérailles eurent lieu le mardi 16 juillet. Nous lisons dans le Journal de Paris, no du 18 juillet: « Le corps de Marat, qui avait été déposé et exposé à la vue dans l'église des Cordeliers,

(4) M. Thiers, t. v, p. 92 de son histoire, dit qu'on trouva chez Marat un assi⚫gnat de cinq francs. Selon le rapport fait à la Commune, le 27 juillet, selon le Moniteur et selon tous les jouruaux, on n'y trouya qu'un billet de vingt-cinq s. (Note des auteurs.)

a été enterré hier entre minuit et une heure. Le cortége nombreux, au milieu duquel était le corps, la baignoire et le billot, a passé par la rue des Cordeliers, la rue de Thionville, le PontNeuf, le quai de la Mégisserie, le Pont-au-Change, le pont Saint-Michel, la place Saint-Michel et celle du Théâtre-Français. ›

Le Journal de la Montagne, n. XLVIII, analyse ainsi le rapport fait à la Commune sur cette cérémonie.

› La dépouille mortelle de Marat a été portée en pompe jusque dans la cour des Cordeliers. Cette pompe n'avait rien que de simple et de patriotique : le peuple, rassemblé sous les bannières des sections, suivait paisiblement : un désordre en quelque sorte imposant, un silence respectueux, une consternation générale, offraient le spectacle le plus touchant. La marche a duré depuis six heures du soir jusqu'à minuit; elle était formée de citoyens de toutes les sections, des membres de la Convention, de ceux de la Commune et du département, des électeurs et des sociétés populaires. Arrivé dans le jardin de Cordeliers, le corps de Marat a été déposé sous les arbres, dont les feuilles légèrement agitées réfléchissaient et multipliaient une lumière douce et tendre. Le peuple environnait le cercueil en silence. Le président de la Convention (Thuriot) a d'abord fait un discours éloquent, dans lequel il a annoncé que le temps arriverait bientôt où Marat serait vengé; mais qu'il ne fallait pas, par des démarches hâtées et inconsidérées, s'attirer des reproches de la part des ennemis de la patrie. Il ajouta que la liberté ne pouvait périr, et que la mort de Marat ne ferait que la consolider. Après plusieurs discours, qui ont été vivement applaudis, le corps de Marat a été déposé dans la fosse; les larmes ont coulé, et chacun s'est retiré l'ame navrée de douleur. »

La mort de Marat n'eut d'autre influence sur la Convention que de la déterminer à agir avec plus de vigueur contre les Girondins ; le parti des enragés recueillit son héritage. Le rôle po- . litique de ce grand révolutionnaire tenait à des qualités tellement personnelles, qu'il était impossible de croire à la probité de ceux

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