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XV

Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi.

Quatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus, échappés à la fureur des ondes,
Un trafiquant, un noble, un pâtre, un fils de roi,
Réduits au sort de Bélisaire (1),
Demandaient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.

De raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique sous divers points (2) tous quatre ils fussent
C'est un récit de longue haleine.

Ils s'assirent enfin au bord d'une fontaine :
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le prince s'étendit sur le malheur des grands.
Le pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée
De leur aventure passée,

[nés,

Chacun fit de son mieux, et s'appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.

La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons: c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome.
Un påtre ainsi parler? Ainsi parler? croit-on
Que le Ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
De l'esprit et de la raison,

Et que de tout berger comme de tout mouton
Les connaissances soient bornées?

L'avis de celui-ci fut d'abord trouvé bon
Par les trois échoués au bord de l'Amérique.
L'un (c'était le marchand) savait l'arithmétique :
A tant par mois, dit-il, j'en donnerai leçon.

(1) Général de l'empereur Justinien. Selon certains récits, étant tombé en disgrâce, il se vit réduit à mendier; mais cette assertion est erronée.

(2) Dans divers pays.

J'enseignerai la politique,

Reprit le fils de roi. Le noble poursuivit :
Moi, je sais le blason (1), j'en veux tenir école.
Comme si devers l'Inde on eût dedans l'esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole!

Le pâtre dit: Amis, vous parlez bien; mais quoi! Le mois a trente jours! jusqu'à cette échéance Jeûnerons-nous, par votre foi?

Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée; et cependant j'ai faim:
Qui pourvoira de nous au dîner de demain?
On plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi, le souper d'aujourd'hui?
Avant tout autre, c'est celui
Dont il s'agit. Votre science

Est courte là-dessus: ma main y suppléera.
A ces mots, le påtre s'en va

Dans un bois : il y fit des fagots, dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empècha qu'un long jeûne à la fin ne fit tant,
Qu'ils allassent là-bas (2) exercer leur talent.

Je conclus de cette aventure

Qu'il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours, Et, grâce aux dons de la nature,

La main est le plus sûr et le plus prompt secours.

(1) Science des armoiries.

Chez les morts.

FIN DU LIVRE DIXIÈME

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Sultan léopard autrefois

Eut, ce dit-on, par mainte aubaine (1),
Force bœufs dans ses prés, force cerfs dans ses bois,
Force moutons parmi la plaine.
Il naquit un lion dans la forèt prochaine.
Après les compliments et d'une et d'autre part,
Comme entre grands il se pratique,

Le sultan fit venir son vizir (2) le renard,
Vieux routier et bon politique.

(1) Droit de succession qu'avait le souverain aux biens d'un étranger mort dans ses États.

(2) Ministre.

Tu crains, ce lui dit-il (1), lionceau (2), mon voisin :
Son père est mort: que peut-il faire?
Plains plutôt le pauvre orphelin.

Il a chez lui plus d'une affaire,
Et devra beaucoup au Destin

S'il garde ce qu'il a, sans tenter de conquète.
Le renard dit, branlant la tète :

Tels orphelins, Seigneur, ne me font point pitié;
Il faut de celui-ci conserver l'amitié,
Ou s'efforcer de le détruire

Avant que la griffe et la dent

Lui soit crue, et qu'il soit en état de nous nuire.
N'y perdez pas un seul moment.

J'ai fait son horoscope: il croîtra par la guerre;
Ce sera le meilleur lion

Pour ses amis qui soit sur terre;
Tachez donc d'en être; sinon

Tâchez de l'affaiblir. La harangue fut vaine.
Le sultan dormait lors (3); et dedans son domaine
Chacun dormait aussi, bètes, gens; tant qu'enfin
Le lionceau devint vrai lion. Le tocsin (4)
Sonne aussitôt sur lui; l'alarme se promène
De toutes parts; et le vizir,

Consulté là-dessus, dit avec un soupir :

Pourquoi l'irritez-vous? la chose est sans remède.
En vain nous appelons mille gens à notre aide:
Plus ils sont, plus il coûte (5); et je ne les tiens bons
Qu'à manger leur part des moutons.
Apaisez le lion seul il passe en puissance
Ce monde d'alliés vivant sur notre bien.
Le lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son courage, sa force, avec sa vigilance.
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton;
S'il n'en est pas content, jetez-en davantage :

(1) Ce lui dit-il, pour lui dit-il. Ce est explétif.
(2) Lionceau devient ici une sorte de nom propre.
(3) Lors pour alors.

« Coupe bardiment imitative! c'est le tocsin lui-même qui retentit au-dessus du vers. Au suivant remarquez l'alarme qui se promène, comme le glaive qui marche, d'Athalie! » (Ch. Nodier.)

(5) Pour plus il en coûte.

Joignez-y quelque bœuf; choisissez pour ce don
Tout le plus gras du pâturage.

Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit mal; et force Etats
Voisins du sultan en pâtirent :
Nul n'y gagna, tous y perdirent.
Quoi que fit ce monde ennemi,
Celui qu'ils craignaient fut le maître.

Proposez-vous d'avoir le lion pour ami,
Si vous voulez le laisser craitre (1).

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Le loup et le renard sont d'étranges voisins:
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettait à toute heure
Les poules d'un fermier; et, quoique des plus fins,

(1) Craître pour croître, pour la rime et par licence poétique.

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