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<< demment, moi qui suis un peu versé dans la géométrie, que « ses trois angles sont égaux à deux droits, et il ne m'est pas « possible de ne le point croire pendant que j'applique ma pen« sée à sa démonstration; mais aussitôt que je l'en détourne, « encore que je me ressouvienne de l'avoir clairement com«prise, toutefois il se peut faire aisément que je doute de sa « vérité, si j'ignore qu'il y ait un Dieu; car je puis me persua« der d'avoir été fait tel par la nature que je me puisse aisé«ment tromper, même dans les choses que je pense comprendre << avec le plus d'évidence et de certitude; vu principalement que « je me ressouviens d'avoir souvent estimé beaucoup de choses « pour vraies et certaines, lesquelles, par après, d'autres raisons « m'ont porté à juger absolument fausses. Mais après que j'ai <«< reconnu qu'il y a un Dieu, pour ce qu'en même temps j'ai <«< reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui et qu'il n'est << point trompeur, et qu'ensuite de cela j'ai jugé que tout ce que « je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d'être << vrai, encore que je ne pense plus aux raisons pour lesquelles « j'aurai jugé une chose être véritable, pourvu que je me res« souvienne de l'avoir clairement et distinctement comprise, on « ne me peut apporter aucune raison contraire qui me la fasse << jamais révoquer en doute; et ainsi j'en ai une vraie et cer<< taine science; et cette même science s'étend aussi à toutes les << autres choses que je me ressouviens d'avoir autrefois démon«trées, comme aux vérités de géométrie et autres semblables.»> A cela, monsieur, voyant que vous parlez si sérieusement, et croyant aussi que vous le dites tout de bon, je ne vois pas que j'aie autre chose à dire sinon qu'il sera difficile que vous trouviez personne qui se persuade que vous ayez été autrefois moins assuré de la vérité des démonstrations géométriques que vous l'êtes à présent que vous avez acquis la connaissance d'un Dieu. Car, en effet, ces démonstrations sont d'une telle évidence et certitude, que, sans attendre notre délibération, elles nous arrachent d'elles-mêmes le consentement; et lorsqu'elles sont une fois comprises, elles ne permettent pas à notre esprit de demeurer davantage en suspens touchant la créance qu'il en doit avoir; de façon que j'estime que vous avez autant de raison de ne pas craindre en ceci les ruses de ce mauvais génie qui tâche incessamment de vous surprendre, que lorsque vous avez sontenu si affirmativement qu'il était impossible que vous pussiez vous

méprendre touchant cet antécédent et sa conséquence, Je pense, donc je suis, quoique pour lors vous ne fussiez pas encore assuré de l'existence d'un Dieu. Et même, encore qu'il soit très-vrai, comme en effet il n'y a rien de plus véritable, qu'il y a un Dieu, lequel est l'auteur de toutes choses, et qui n'est point trompeur; toutefois, parce que cela ne semble pas être si évident que le sont les démonstrations de géométric (de quoi il ne faut pas d'autre preuve sinon qu'il y en a plusieurs qui mettent en question l'existence de Dieu, la création du monde, et quantité d'autres choses qui se disent de Dieu, et que pas un ne révoque en doute les démonstrations de géométrie), qui sera celui qui se pourra laisser persuader que celles-ci empruntent leur évidence et leur certitude des autres? Et qui pourra croire que Diagore, Théodore, et tous les autres semblables athées, ne puissent être rendus certains de la vérité de ces sortes de démonstrations? Et enfin, où trouverez-vous personne qui, étant interrogé sur la certitude qu'il a qu'en tout triangle rectangle le carré de la base est égal aux carrés des côtés, réponde qu'il en est assuré parce qu'il sait qu'il y a un Dieu qui ne peut être trompeur, et qui est lui-même l'auteur de cette vérité et de toutes les choses qui sont au monde ? Mais plutôt, où est celui qui ne répondra qu'il en est assuré parce qu'il sait cela certainement, et qu'il en est fortement persuadé par une très-infaillible démonstration? Combien, à plus forte raison, est-il à présumer que Pythagore, Platon, Archimède, Euclide, et tous les autres anciens mathématiciens, feraient la même réponse, n'y ayant, ce me semble, pas un d'entre eux qui ait eu aucune pensée de Dieu pour s'assurer de la vérité de telles démonstrations! Toutefois, parce que peut-être ne répondrez-vous pas des autres, mais seulement de vous-même, et que d'ailleurs c'est une chose louable et pieuse, il n'y a pas lieu d'insister sur cela davantage.

CONTRE LA SIXIÈME MÉDITATION.

DE L'EXISTENCE DES CHOSES MATÉRIELLES, et de la DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ame et le corps de l'Homme.

I. Je ne m'arrête point ici sur ce que vous dites que « les «< choses matérielles peuvent exister en tant qu'on les consi« dère comme l'objet des mathématiques pures, » quoique

néanmoins les choses matérielles soient l'objet des mathématiques composées, et que celui des pures mathématiques, comme le point, la ligne, la superficie, et les indivisibles qui en sont composés, ne puissent avoir aucune existence réelle. Je m'arrête seulement sur ce que vous « distinguez derechef ici l'ima<< gination de l'intellection ou conception pure; » car, comme j'ai déjà remarqué auparavant, ces deux opérations semblent être les actions d'une même faculté; et s'il y a entre elles quelque différence, ce ne peut être que selon le plus et le moins; et de fait, prenez garde, comme je le prouve par cela même que vous avancez.

Vous avez dit ci-devant qu'imaginer n'est rien autre chose que contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle; et ici vous demeurez d'accord que concevoir ou entendre, c'est contempler un triangle, un pentagone, un chiliogone, un myriogone, et autres chose semblables qui sont des figures des choses corporelles; maintenant vous en établissez la différence, en ce que « l'imagination se fait, dites-vous, avec quelque sorte « d'application de la faculté qui connaît vers le corps, et que l'in<< tellection ne demande point cette sorte d'application ou con<< tention d'esprit. » En sorte que, lorsque tout simplement et sans peine vous concevez un triangle comme une îigure qui a trois angles, vous appelez cela une intellection, et que lorsque avec quelque sorte d'effort et de contention vous vous rendez cette figure comme présente, que vous la considérez, que vous l'examinez, que vous la concevez distinctement et par le menu, et que vous en distinguez les trois angles, vous appelez cela une imagination. Et partant, étant vrai que vous concevez fort facilement qu'un chiliogone est une figure de mille angles, et que néanmoins, quelque contention d'esprit que vous fassiez, vous ne sauriez discerner distinctement et par le menu tous ces angles et vous les rendre tous comme présents, votre esprit n'ayant pas moins en cela de confusion que lorsqu'il considère un myriogone ou quelque autre figure de beaucoup de côtés, pour cette raison vous dites qu'au regard du chiliogone ou du myriogone votre pensée est une intellection et non point une imagination.

Toutefois je ne vois rien qui puisse empêcher que vous n'étendiez votre imagination aussi bien que votre intellection sur le chiliogone, comme vous faites sur le triangle. Car de vrai

vous faites bien quelque sorte d'effort pour imaginer en quelque façon cette figure composée de tant d'angles, quoique leur nombre soit si grand que vous ne les puissiez concevoir distinctement; et d'ailleurs, vous concevez bien à la vérité par ce mot de chiliogone une figure de mille angles, mais cela n'est qu'un effet de la force ou de la signification du mot, non que pour cela vous conceviez plutôt les mille angles de cette figure que vous ne les imaginez.

Mais il faut ici prendre garde comment peu à peu et comme par degrés la distinction se perd et la confusion s'augmente. Car il est certain que vous vous représenterez, ou imaginerez, ou même que vous concevrez plus confusément un carré qu'un triangle, mais plus distinctement qu'un pentagone, et celui-ci plus facilement qu'un carré et plus distinctement qu'un hexagone, et ainsi de suite, jusqu'à ce que vous ne puissiez plus vous rien proposer nettement; et parce qu'alors, quelque conception que vous ayez, elle ne saurait être nette ni distincte, pour lors aussi vous négligez de faire aucun effort sur votre esprit.

C'est pourquoi, si, lorsque vous concevez une figure distinctement et avec quelque sensible contention, vous voulez appeler cette façon de concevoir une imagination et une intellection tout ensemble, et si, lorsque votre conception est confuse, et qu'avec peu ou point du tout de contention d'esprit vous concevez une figure, vous voulez appeler cela du seul nom d'intellection, certainement il vous sera permis; mais vous ne trouverez pas pour cela que vous ayez lieu d'établir plus d'une sorte de connaissance intérieure, à qui ce ne sera toujours qu'une chose accidentelle, que tantôt plus fortement et tantôt moins, tantôt distinctement et tantôt confusément, vous conceviez quelque figure. Et certes, si depuis l'heptagone et l'octogone nous voulions parcourir toutes les autres figures jusqu'au chiiogone ou au myriogone, et prendre garde en même temps à tous les degrés où se rencontre une plus grande ou une moindre distinction et confusion, pourrions-nous dire en quel endroit ou plutôt en quelle figure l'imagination cesse et la seule intellection demeure? Mais plutôt ne verra-t-on pas une suite et liaison continuelle d'une seule et même connaissance dont la distinction et contention diminue toujours peu à peu, à mesure que la confusion et rémission augmente et s'accroît aussi insensi

blement ? Considérez d'ailleurs, je vous prie, de quelle sorte vous ravalez l'intellection, et à quel point vous élevez l'imagination; car, que prétendez-vous autre chose que d'avilir l'une et élever l'autre lorsque vous donnez à l'intellection la négligence et la confusion pour partage, et que vous attribuez à l'imagination toute sorte de distinction, de netteté et de diligence?

Vous dites ensuite que « la vertu d'imaginer qui est en vous, << en tant qu'elle diffère de la puissance de concevoir, n'est « point requise à votre essence, c'est-à-dire à l'essence de votre « esprit. » Mais comment cela pourrait-il être si l'une et l'autre ne sont qu'une seule et même vertu ou faculté dont les fonctions ne different que selon le plus et le moins? Vous ajoutez que « l'esprit en imaginant se tourne vers le corps, et qu'en <«< concevant il se considère soi-même ou les idées qu'il a en << soi. » Mais comment cela si l'esprit ne se peut tourner vers soi-même, ni considérer aucune idée, qu'il ne se tourne en même temps vers quelque chose de corporel, ou représenté par quelque idée corporelle? Car, en effet, le triangle, le pentagone, le chiliogone, le myriogone, et toutes les autres figures, ou même les idées de toutes ces figures, sont toutes corporelles, et l'esprit ne saurait penser à elles avec attention qu'en les concevant comme corporelles ou à la façon des choses corporelles. Pour ce qui est des idées des choses que nous croyons être immatérielles, comme celles de Dieu, des anges, de l'âme de l'homme ou de l'esprit, il est même constant que les idées que nous en avons sont ou corporelles ou quasi corporelles, ayant été tirées de la forme et ressemblance de l'homme et de quelques autres choses fort simples, fort légères et fort imperceptibles, telles que sont le vent, le feu ou l'air, ainsi que nous avons déjà dit. Quant à ce que vous dites, que « ce n'est que << probablement que vous conjecturez qu'il y a quelque corps « qui existe, »> il n'est pas besoin de s'y arrêter, parce qu'il n'est pas possible que vous le disiez tout de bon.

II. Ensuite de cela vous traitez du sentiment, et tout d'abord vous faites une belle énumération de toutes les choses que vous aviez connues par le moyen des sens, et que vous aviez reçues pour vraies, parce que la nature semblait ainsi vous l'enseigner. Et incontinent après vous rapportez certaines expériences qui ont tellement renversé toute la foi que vous ajoutiez aux sens, qu'elles vous ont réduit au point où nous vous avons vu dans

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