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en apparence prennent ici les proportions d'événements considérables; et sans bruit, sans éclat, sans coups de théâtre, les scènes si naturelles de ce petit drame de famille font tour à tour passer les spectateurs de la crainte à l'espérance et de l'émotion à la terreur. Un vieux gentilhomme qui a été ruiné par son frère, et qui cache sa détresse à tous les yeux pour faire à sa fille une existence heureuse, et pour ne pas l'empêcher d'épouser celui qu'elle aime, tel est le sujet dans toute sa simplicité. Les auteurs ont mis un art infini à rendre poétiques et touchants les détails les plus vulgaires de la vie intime. Rien n'est plus joli que les préparatifs du repas de fiançailles que le marquis de Lafresnaye est forcé de donner au riche M. Rigaud et à son fils; rien n'est plus dramatique que ce repas lui-même. On se sent gagné par une émotion nerveuse à la vue des tortures de ce malheureux père qui assiste à la ruine de toutes ses espérances. On s'associe à ses angoisses lorsqu'il voit disparaître une à une les trois seules bouteilles de vin qu'il avait pu se procurer, et qu'enfin, ne voulant pas confesser sa pauvreté, ne sachant que faire, éperdu, haletant, il se sent défaillir et tombe évanoui devant ses convives. Nous serions forcé de raconter la pièce en entier si nous voulions relever toutes les situations émouvantes; cependant nous ne pouvons pas omettre la charmante scène du second acte qui met en présence le marquis et sa fille dans le château de leurs ancêtres, où le premier venait accorder les pianos et où la seconde apportait de la dentelle. Cette reconnaissance fortuite du père et de la fille, qui travaillaient en secret l'un pour l'autre, et qui se surprennent mutuellement dans leur pieuse supercherie, produit l'effet le plus pathétique. Le Gentilhomme pauvre prouve d'une manière éclatante que, pour composer un drame d'un intérêt saisissant, il n'est pas nécessaire de multiplier les assassinats ni d'entasser crime sur crime, comme ne cessent de le faire les dramaturges modernes, mais qu'il suffit de peindre avec de vives couleurs un sentiment vrai.

EUGÈNE DESMAREST.

Le secrétaire de la rédaction,

C. BERNEL.

Paris. Typographie HENRI PLON, imprimeur de l'Empereur, rue Garancière, 8.

RICHARD COBDEN ET L'ÉCOLE DE MANCHESTER (")

ÉTUDE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE.

Une réforme lente s'accomplit depuis quelques années en Angleterre. Le peuple anglais commence à faire reconnaître ses intérêts par la Loi qui ne servait jusqu'alors qu'à consacrer les priviléges de l'aristocratie; il se laisse désabuser des préjugés dans lesquels on entretenait son ignorance, il perd les passions qui le livraient aveuglé aux avidités d'une classe ambitieuse, il prétend enfin prendre part à la vie publique de son pays. Ce progrès du principe populaire dans une nation où l'élément individuel est si actif et si énergique, doit être secondé de tous nos vœux. L'Angleterre change, avec elle doivent changer nos opinions sur son ambition et ses jalousies. En France, on n'accueille pas ordinairement avec faveur les avances de la politique anglaise; on craint tant de ne pas la trouver désintéressée, que l'on commence par lui supposer quelque but secret. Peut-être ne manquet-il pas chez nous aussi de gens disposés à maintenir pour quelque lucre les dissensions; mais maintenant le peuple anglais lui-même fait entendre sa voix et se dégage de la tutèle, salutaire révolution qui fortifie pacifiquement la constitution d'une nation puissante. Certes, ce n'était pas sans raison que nous nous regardions avec défiance à travers le détroit des guerres séculaires, des perfidies réciproques, de meurtrières batailles, semblaient avoir suscité entre deux peuples généreux des haines implacables.

(1) Cobden et la Ligue, par Frédéric Bastiat; Cobden et l'École de Manchester, par Louis Reybaud, Revue des Deux Mondes, du 15 mai 1860; Histoire de la Réforme financière en Angleterre, par Henri Richelot; Richard Cobden, la Ligue et les Ligueurs, précis de l'histoire de la dernière révolution économique et financière en Angleterre, par M. Joseph Garnier.

Mais ce n'est point contre l'Angleterre que nous avons eu à lutter jusqu'à ce jour, c'est contre l'aristocratie anglaise : elle a fait subir des désastres à la France; sur le monde entier a pesé longtemps sa politique arrogante et sans scrupule, mais il est un pays qui plus que tout autre a éprouvé la dureté de son joug orgueilleux, c'est l'Angleterre. Nos ennemis sont les mêmes que ceux du peuple anglais; il combat pour nous en quelque sorte, aujourd'hui qu'il cherche à s'émanciper. En 1773 il était opposé à la guerre d'Amérique; mais ne fallait-il pas à l'oligarchie britannique des colonies, c'est-à-dire des monopoles et des flottes? Tandis que la guerre détournait l'activité du peuple, l'aristocratie remplissait de ses cadets les grades de l'armée et les dignités ecclésiastiques, imposant ainsi à grands frais une Église nationale et des armées permanentes qui se grossissaient chaque année. On répandait la peur d'ennemis imaginaires, on apprenait au peuple à haïr les nations ses voisines, et non à échanger avec elles les produits de son industrie, on lui faisait fournir des soldats et des impôts. Quant aux aînés de l'aristocratie, ils possédaient le sol; la terre était noble, elle était privilégiée, elle ne payait au trésor aucun droit de succession; en même temps l'impôt foncier, presque insignifiant, n'entrait que pour un vingt-cinquième dans les recettes publiques. Mais de toutes les prérogatives attachées à la terre, la plus odieuse était celle qui fixait un prix fictif à ses produits par l'exclusion des céréales étrangères, taxe prélevée au profit des riches sur la nourriture des pauvres. C'est au milieu des réclamations contre cette loi immorale que s'est organisé le mouvement qui, par l'affranchissement commercial, mène le peuple anglais à l'affranchissement politique. Cette première réforme, qui a fait éclore l'École de Manchester, s'est accomplie avec éclat; rien n'a troublé l'unanimité du sentiment public, et les plus acharnés défenseurs des lois céréales n'ont même plus songé à en demander le rétablissement. Les progrès de cette École, qui n'est pas un parti, puisqu'elle défend les intérêts réels du peuple entier, se sont ralentis après ce premier triomphe, parce qu'elle s'est attaquée à des préjugés depuis trop longtemps

enracinés; mais il importe d'étudier cette puissance qui se fonde en Angleterre. Un homme surtout a contribué à lui assigner son but et ses moyens d'action: Richard Cobden, par la modération forte de son talent, par la fermeté sympathique de son caractère et par l'activité merveilleuse qu'il a mise au service de ses doctrines, a mérité que son nom devint l'expression même de la réforme.

Richard Cobden naquit à Midhurst (Sussex) en 1804. Il fut placé tout jeune chez un de ses oncles qui était fabricant de toiles peintes à Londres. A cette époque, c'était à Londres que se faisaient les toiles fines de coton, tandis qu'à Manchester on fabriquait seulement des cotons unis pour l'exportation. Cobden s'étant trouvé sans position par suite de la cessation des affaires de son oncle, eut l'idée de transporter à Manchester l'industrie qui ne s'exerçait qu'à Londres: il obtint ainsi les mêmes produits que dans la capitale, mais avec un prix de main d'œuvre beaucoup moins élevé. Son établissement prit un grand développement en peu d'années, et il avait introduit un tel ordre dans l'administration de cette manufacture, qu'il trouva du temps pour achever son instruction un peu négligée pendant son enfance, et faire de longs voyages en Grèce et en Égypte (1834). A son retour, il publia quelques brochures où il blâmait la politique anglaise en Europe, et posait déjà les principes des doctrines qu'il a développées plus tard : il établissait que la prospérité d'une nation dépend de sa puissance industrielle et commerciale, et non du stérile effroi qu'elle peut imposer anx nations voisines, en se ruinant elle-même par des dépenses improductives. Mieux que par les conventions arbitraires de traités imposés de vive force, les relations entre les peuples s'établissent par les liens naturels et légitimes qui résultent de leurs relations réciproques.

En même temps, Cobden, convaincu qu'il fallait instruire le peuple avant de l'introduire dans la vie publique, fonda à Manchester des cours d'ouvriers, institution qui depuis a été imitée dans plusieurs villes de l'Europe. Son influence était encore toute locale, et ce fut aussi au profit de Manchester qu'il l'exerça

d'abord. Cette cité, que des manufactures avaient fondée rapidement sur l'emplacement d'un humble village, conservait l'organisation administrative du village. A la tête de cette ville de 250,000 habitants, se trouvait un lord of the manor, sorte d'officier administratif qui, sans aucun contrôle, imposait les taxes municipales et fixait les dépenses. Cobden se mit à la tête des bourgeois de Manchester qui réclamaient le droit de s'administrer eux-mêmes, puis, lorsque ceux-ci eurent obtenu une charte qui les constituait en municipalité, il fut nommé alderman et membre de la chambre de commerce.

Lorsque Cobden revint en 1838 d'un voyage en Allemagne, il trouva l'opinion publique soulevée en Angleterre contre les lois céréales, et il sut décider aussitôt la chambre de commerce de Manchester à réclamer non pas des modifications, mais l'abrogation complète de ces lois. La lutte commençait. Les lois céréales qui avaient été rédigées par des propriétaires fonciers, et au profit de leurs intérêts privés, ne toléraient l'introduction du blé en Angleterre que dans les temps de disette extrême. Dès que le prix du blé anglais s'abaissait au-dessous du taux de disette, le tarif mobile fixait pour le blé étranger des prix tellement élevés qu'ils équivalaient à une prohibition. Il en résultait que les classes ouvrières souffraient constamment de la famine, que l'on voyait des personnes périr de faim et de privations, que l'accroissement de la population était arrêté et que l'agriculture restait stationnaire. L'aristocratie, qui possédait le pouvoir, la majorité dans les Chambres, avec des richesses immenses, ne paraissait pas disposée à se laisser déposséder de ce privilége. Cobden mit en œuvre contre elle la force de l'association: une souscription fut ouverte à Manchester; un comité de soixante-dix membres s'organisa pour recueillir les cotisations et diriger le mouvement; on fit des lectures publiques, on envoya à Londres une pétition chargée de deux millions de signatures; on eut bientôt assez d'appui dans le public pour se constituer d'une manière stable, et le lendemain d'un vote de la Chambre des communes qui avait rejeté une motion de M. Villiers en faveur de la liberté du blé, le

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