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DES OUVRAGES

DE L'ESPRIT.

ON fe nourrit des anciens & des habiles modernes ; on les preffe; on en tire le plus que l'on peut ; on en renfle fes ouvrages : & quand l'on eft auteur & que l'on croit marcher tout feul, on s'élève contr'eux, on les maltraite; femblables à ces enfans drus & forts d'un bon lait qu'ils ont fucé, qui battent leur nourrice.

2.

Ceux qui écrivent par humeur font fujets à retoucher à leurs ou

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT. 331.

vrages comme elle n'eft pas toujours fixe, & qu'elle varie en eux felon les occafions, ils fe refroidiffent bientôt pour les expreffions & les termes qu'ils ont le plus aimés.

3.

La même jufteffe d'efprit qui nous fait écrire de bonnes chofes, nous fait appréhender qu'elles ne le foient pas affez pour mériter d'être lues.

Le plaifir de la critique nous ôte celui d'être vivement touchés de très-belles choses.

5.

Les fots lifent un livre & ne l'en

tendent point; les efprits médiocres

croient l'entendre parfaitement; les grands efprits ne l'entendent quel quefois pas tout entier; ils trouvent obscur ce qui eft obfcur, comme ils trouvent clair ce qui eft clair. Les beaux - efprits veulent trouver obscur ce qui ne l'eft point, & ne pas entendre ce qui eft fort intelligible.

6.

Un auteur cherche vainement à fe faire admirer par fon ouvrage. Les fots admirent quelquefois, mais ce font des fots. Les perfonnes d'ef prit ont en eux les femences de toutes les vérités & de tous les fentimens; rien ne leur eft nouveau; ils admirent peu, ils approuvent,

7.

Je ne fais fi l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'efprit, plus de tour, plus d'agrément & plus de ftyle que l'on en voit dans celles de Balzac & de Voiture. Elles font vides de fentimens, qui n'ont régné que depuis leur tems, & qui doivent aux femmes leur naiffance. Ce fexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire: elles trouvent fous leurs plumes des tours & des expreffions, qui fouvent en nous ne font l'effet que d'un long travail & d'une pénible recherche ; elles font heureufes dans le choix des termes, qu'elles placent fi juftes, que, tout connus qu'ils font, ils

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ont le charme de la nouveauté, & femblent être faits feulement pour l'ufage où elles les mettent. Il n'ap. partient qu'à elles de faire lire dans un feul mot tout un fentiment, & de rendre délicatement une pensée qui eft délicate. Elles ont un enchaînement de difcours inimitable, qui fe fuit naturellement, & qui n'eft lié que par le fens. Si les femmes étoient toujours correctes, j'oferois dire que les lettres de quelques-unes d'entr'elles feroient peutêtre ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

Les connoiffeurs, ou ceux qui, fe croyant tels, fe donnent voix

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