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En cette occasion le roi fut le moins sage;
Il lorgna du voisin le modeste héritage.

On avait fait des plans, fort beaux sur le papier,
Où le chétif enclos se perdait tout entier.
Il fallait sans cela renoncer à la vue,
Rétrécir les jardins et masquer l'avenue.

Des bâtiments royaux l'ordinaire intendant
Fit venir le meunier, et d'un ton important:

"Il nous faut ton moulin; que veux-tu qu'on t'en donne ? - Rien du tout; car j'entends ne le vendre à personne. Il vous faut, est fort bon... mon moulin est à moi... Tout aussi bien, au moins, que la Prusse est au roi.

Allons, ton dernier mot, bon homme, et prends-y garde. Faut-il vous parler clair ?-Oui.-C'est que je le garde : Voilà mon dernier mot." Ce refus effronté

Avec un grand scandale au prince est raconté.
Il mande auprès de lui le meunier indocile,
Presse, flatte, promet; ce fut peine inutile:
Sans-Souci s'obstinait. "Entendez la raison,
Sire, je ne peux pas vous vendre ma maison:
Mon vieux père y mourut, mon fils y vient de naître ;
C'est mon Potsdam, à moi. Je suis tranchant peut-être :
Ne l'êtes-vous jamais? Tenez, mille ducats,
Au bout de vos discours ne me tenteraient pas.
Il faut vous en passer, je l'ai dit, j'y persiste."
Les rois malaisément souffrent qu'on leur résiste
Frédéric, un moment par l'humeur emporté :
"Parbleu, de ton moulin c'est bien être entêté ;
Je suis bon de vouloir t'engager à le vendre!
Sais-tu que sans payer je pourrais bien le prendre?
Je suis le maître.-Vous !... de prendre mon moulin?
Oui, si nous n'avions pas des juges à Berlin."

Le monarque, à ce mot, revient de son caprice.
Charmé que sous son règne on crût à la justice,
Il rit, et se tournant vers quelques courtisans:
"Ma foi, messieurs, je crois qu'il faut changer nos plans.
Voisin, garde ton bien; j'aime fort ta réplique."
Qu'aurait-on fait de mieux dans une république ?

Le plus sûr est pourtant de ne pas s'y fier:
Ce même Frédéric, juste envers un meunier,
Se permit maintes fois telle autre fantaisie :
Témoin ce certain jour qu'il prit la Silésie;
Qu'à peine sur le trône, avide de lauriers,
Epris du vain renom qui séduit les guerriers,
Il mit l'Europe en feu. Ce sont là jeux de prince ;
On respecte un moulin, on vole une province.

A. CHÉNIER.

CHÉNIER (ANDRÉ-MARIE) naquit à Constantinople, le 29 octobre 1762. Admirateur passionné des écrivains de l'ancienne Grèce, il forma son style sur ces divins modèles, et retrouva toute la grâce oubliée des formes antiques. Doué d'un grand courage civil, il osa célébrer Charlotte Corday, flétrir Collot d'Herbois, attaquer Robespierre et partager avec M. de Malesherbes la périlleuse défense de Louis XVI. Arrêté comme suspect, il fut condamné à mort, malgré les efforts que fit pour le sauver Marie-Joseph Chénier son frère. En attendant l'heure du supplice, il composa la pièce suivante qui n'était pas encore terminée lorsque le bourreau vint l'appeler :

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire

Anime la fin d'un beau jour,

Au pied de l'échafaud j'essaie encor ma lyre.

Peut-être est-ce bientôt mon tour;

Peut-être, avant que l'heure, en cercle promenée,
Ait posé sur l'émail brillant,

Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera mes paupières;
Avant que de ces deux moitiés

Ce vers, que je commence, ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,

Remplira de mon nom ces longs corridors sombres...

Il cherchait le vers suivant quand la voix du commissaire fit en effet retentir le nom de Chénier sous les voûtes de la prison.

André Chénier vit placer à côté de lui sur la fatale charrette son ami le poète Roucher. Ils périrent presque au même instant le 25 juillet 1794.

LA JEUNE CAPTIVE.

L'épi naissant mûrit, de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l'été,
Boit les doux présents de l'aurore,

Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoique l'heure présente ait été trouble, ennui,
Je ne veux point mourir encore.

Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,
Moi, je pleure et j'espère; au noir souffle du nord
Je plie et relève ma tête.

S'il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts?
Quelle mer n'a point de tempête ?

L'illusion féconde habite dans mon sein;
D'une prison sur moi les murs pèsent en vain;
J'ai les ailes de l'espérance.

Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomèle chante et s'élance.

Est-ce à moi de mourir! Tranquille je m'endors,
Et tranquille je veille; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.

Ma bien-venue au jour me rit dans tous les yeux;
Sur des fronts abattus mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin!
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J'ai passé les premiers à peine.

Au banquet de la vie à peine commencé
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson,
Et, comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige, et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin;
Je veux achever ma journée.

O Mort! tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi,

Le pâle désespoir dévore.

Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les amours des baisers, les muses des concerts;
Je ne veux pas mourir encore.

Ainsi, triste et captif, ma lyre, toutefois,
S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d'une jeune captive;

Et secouant le joug de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle :

La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d'elle.

(Odes.)

M.-J. CHÉNIER.

CHENIER (MARIE-JOSEPH) né à Constantinople, le 28 août 1764 a débuté, à l'âge de vingt-deux ans, au théâtre par la tragédie de Charles IX, que suivirent Henri VIII, la Mort de Calas, Caius

Gracchus, Timoléon, Fénelon. Philippe II, et Tibère, son chef-d'œuvre. Tous ces ouvrages obtinrent de beaux et légitimes succès. Héritier d'une partie des talents de Voltaire au théâtre, Chénier se montra dans la satire le rival de Boileau. Les Discours sur la Satire et sur l'Intérêt personnel, l'Epître à Voltaire, sont des compositions aussi remarquables par l'élévation des pensées, que par l'énergie et la netteté de l'expression. Peu d'écrivains ont fait servir plus heureusement que Chénier la poésie au triomphe du raisonnement. Quant à l'art de stygmatiser les travers et de faire justice du ridicule au moyen d'une mordante et spirituelle ironie, personne depuis Voltaire ne l'avait encore possédé à un aussi haut degré que lui.

Chénier mourut le 10 janvier 1811. Depuis 1793 il était membre de l'Académie française.

RÈGNE DE TIBÈRE.

Quand sous le crime heureux tout languit abattu,
Malheur au citoyen coupable de vertu,

Et dont la gloire offense, à Rome ou dans l'armée,
Tibère impatient de toute renommée.

Les délateurs, vendant leurs voix et leurs écrits,
Viennent dans son palais marchander les proscrits;
Lui seul des tribunaux fait pencher la balance;
Le sénat le contemple, et décrète en silence;
Les regards sont muets, les lois n'osent parler;
Tibère à ses genoux voit l'univers trembler,
Et, subissant lui-même un tyrannique empire,
Éprouve, en l'ordonnant, la frayeur qu'il inspire.
En ses yeux qui toujours commandent les forfaits
Son ministre devine et prévient les arrêts;
Et le ciel à la fois fit naître en sa colère,
Tibère pour Séjan, et Séjan pour Tibère.
S'ils n'eussent divisé Germanicus et vous,
Peut-être un jour plus pur luirait encor sur nous.
Le peuple est fatigué du pouvoir despotique:
Naguère, il m'en souvient, le nom de république
A, jusque dans sa cour, effrayé l'oppresseur,
Quand des derniers Romains et la veuve et la sœur,
La nièce de Caton, cette illustre Junie,

A leurs mânes sanglants fut enfin réunie.

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