Page images
PDF
EPUB

hommes d'esprit de cette race de 1815, n'admettez en vous trop longtemps aucun grain d'aigreur et d'amertume, aucun levain pareil au leur et qui est de nature à se loger si aisément au cœur de l'homme. Votre faible a été, de tout temps, de vous croire privilégiés, ne vous y fiez pas trop; vous êtes hommes aussi, vous êtes dans une époque critique; ne vous fixez pas dans le dépit. Les fortes colères vaudraient encore mieux. Mais plutôt mettez votre honneur et votre supériorité à n'avoir ni dépit ni colère, à garder de vos idées ce que vous en croyez juste et durable, sauf à les confronter perpétuellement avec l'état de la société, à les corriger sans cesse par l'observation de ce monde qui marche et qui change, et qui de nos jours tourne si vite à l'indifférence du passé. « Il est inutile de se fàcher contre les choses, disait Mme de Staël, car cela ne leur fait rien du tout. » Ce que je demande ici est difficile; le mérite vous en sera plus grand. Il y a un mal terrible et rebelle å guérir, une maladie non décrite et qui n'a pas pris place encore dans les livres de médecine; je l'ai peu observée directement, je l'ai entrevue toutefois, et je me la suis fait raconter par des témoins, et presque par des malades eux-mêmes je puis en donner un léger aperçu que de plus experts compléteront.

Cette maladie est celle du pouvoir perdu. Elle est déjà bien ancienne, elle l'est presque autant que le monde, mais longtemps elle a été limitée à un petit nombre de cas, ou bien elle prenait une autre forme. Du temps de la monarchie et de la Cour, elle se confondait avec la maladie du courtisan disgracié ou de la perte de la faveur; depuis l'émancipation de la société et la participation plus ou moins directe d'un grand nombre à l'exercice du pouvoir, la maladie, dans sa forme simple, s'est fort répandue, et il y a des moments où elle a le caractère d'une épidémie. Ne la prenons que dans les exemples saillants et dignes d'être observés.

Pascal, qui avait si bien pénétré l'homme dans sa grandeur et dans sa misère, et qui, en son âme ardente, s'était représenté plus d'une fois sans doute les vives images de l'ambition politique, a écrit, comme pour s'en dégoûter:

[ocr errors]

Prenez-y garde! Qu'est-ce autre chose d'être Surintendant, Chancelier, Premier-Président, sinon d'être en une condition où l'on a, dès le matin, un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour no

leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à euxmêmes? Et, quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les envoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux. »

En effet, le pouvoir, considéré au point de vue moral, et sous sa forme la plus générale, consiste à ne pas s'appartenir un seul moment, à faire de grandes choses peut-être, mais à être envahi aussi par les petites, à n'avoir pas une minute à soi dès le réveil: tel est le plaisir. L'espoir des grandes actions vous tente et vous soutient, j'aime à le croire : en attendant, les actions vaines ne prennent pas moins de place. Les affaires et les gens vous assiégent, vous cherchent, vous poursuivent. Les importuns et les sots même entre les solliciteurs ne vous déplaisent pas; ils donnent le sentiment de ce qu'on peut, même quand on refuse. Le moi humain se dilate et s'étend comme naturellement à tout ce qui entoure. Il y a une expression en grec qui m'a toujours frappé : pour signifier un homme d'importance, un héros, un chef, on dit : Ceux qui sont autour de lui. Par exemple, au lieu de nommer tout simplement Achille ou Agamemnon, on dira: Ceux qui sont autour d'Achille ou d'Agamemnon, tant on est loin de concevoir le personnage isolé et sans son cortége! Ainsi de tout temps pour l'homme de pouvoir : il n'est jamais seul. Mais qu'il tombe le soir même de la disgrâce, m'assure-t-on, : subitement, rudement, avec une brutalité dont je n'ai jamais été témoin, le vide se fait autour de lui; quand je dis le soir, ce n'est peut-être que le lendemain; car je ne puis supposer que, pour la forme, quelques politesses au moins n'arrivent pas, puis, la cérémonie faite, il ne reste que les amis. On sent alors qu'on n'est plus que soi, qu'on n'a plus dans les mains cet aimant qui attirait. Les premiers jours on a peine à s'y accoutumer; on attend machinalement, habitué qu'on est à recevoir son occupation du dehors; il semble que l'huissier soit en défaut. Mais rien n'est plus vrai pourtant, votre porte ne s'ouvre plus que pour un petit nombre; il faut peu à peu s'y faire. Si quelqu'un entre alors pour une affaire particulière, quelque subalterne surtout, on le retient, on amene la conversation sur la chute récente, sur l'ingratitude des hommes, sur

l'état général des affaires publiques qui se gâte et devient tout à fait affligeant: on s'épanche, on cherche de l'écho. C'est ici que la différence des humeurs et des caractères se déclare, et aussi celle de l'éducation. Je connais des hommes d'une nature sociale heureuse et d'un bon sens bien tempéré qui ont peutêtre retrouvé leur philosophie dès le soir même. Je sais des gens de goût qui ont pu ressentir l'amertume, mais qui l'ont dissimulée galamment : une grande fortune et une situation faite sont un excellent coussin dans la chute, pour parer aux contre-coups. Les natures moins délicates ou moins maîtresses d'elles-mêmes ne peuvent se retenir; il en est qui s'exhalent en propos vifs et outrageants, d'autres tournent au tendre et à l'élégie. M. de Chateaubriand éclatait tout haut avec rage et menaces; M. de Martignac avait des bons mots et des soupirs. M. de Serre, emportant sa blessure au foie en silence, s'en allait mourir à Naples; M. de Villèle, moins idéal et plus positif, s'en allait faire les affaires de sa province, de sa commune et de sa municipalité, et il les fait encore sur une échelle ou sur une autre, est-ce que toutes les affaires ne se ressemblent pas? Dans le vieux temps, Sully, après la mort de Henri IV, prenait le bon parti, celui qui sied aux ministres survivants d'une grande époque et d'un grand règne : il en dictait l'histoire à quatre secrétaires à la fois, et se la faisait raconter tout le long du jour, s'enfermant et se murant ainsi dans ses souvenirs. Il devenait même poëte du coup, et rimait l'Éloge de Henri IV et son propre Adieu à la Cour en deux pièces de vers qui se sont conservées. Au temps de la Fronde, un discipłe de Richelieu et qui n'était pas indigne de lui pour sa capacité et son ardeur, M. de Chavigny, dans ses heures de disgrâce, faisait visite au monastère de Port-Royal-des-Champs et tâchait de s'y complaire à la pénitence; effort pénible et qui ne durait pas! Daguesseau, à Fresnes, pas plus que L'Hôpital en sa maison de Vignay, ne doit se considérer comme un ministre en disgrace; c'était un magistrat homme d'études, qui retrouvait, un peu mélancoliquement peut-être, mais sans trop d'ennui, les habitudes de la vie de cabinet. Maurepas, qui iut exilé vingtc'eq ans dans sa terre, après avoir été ministre et avant de le redevenir, avait passé ce long intervalle avec une légèreté de grand air, qui faisait illusion, mème à Montesquieu : « J'arrive de Pont-Chartrain avec Me d'Aiguillon, où j'ai passé huit jours

très-agréables, écrivait-il ; le maître de la maison a une gaieté et une fécondité qui n'a point de pareille. Il voit tout, il lit tout, il rit de tout, il est content de tout, il s'occupe de tout. C'est l'homme du monde que j'envie davantage : il a un caractère unique. >> Maurepas se consolait par la légèreté et la satire, et en faisant collection de tous les noëls moqueurs où l'on chansonnait les gens.

La plus belle disgrâce ministérielle que l'on puisse citer est celle du duc de Choiseul à Chanteloup; elle fut triomphante d'abord comme une faveur; l'idée de popularité commençait à naître. N'y comptez pas trop cependant; les premiers jours de Chanteloup sont enivrants; mais je ne répondrais pas des autres, et on ne nous a pas tenus au courant de la suite. En récompense, voici un charmant et naïf tableau d'une autre disgrâce un peu antérieure, de celle du comte d'Argenson, ancien ministre de la guerre sous Louis XV, et renvoyé en 1757 pour avoir pris parti contre Me de Pompadour au moment de l'assassinat de Damiens; la page qu'on va lire de Marmontel est un renseignement précieux pour la peinture de la maladie morale que nous étudions :

« Dans l'un de ces heureux voyages que je faisais à Saumur, dit-il en scs Mémoires, je profilai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson, l'ancien ministre de la guerre, que le roi y avait exilé. Je n'avais pas oublié les bontés qu'il m'avait témoignées dans le temps de sa gloire. Jeune encore, lorsque j'avais fait un petit poëme sur l'établissement de l'École militaire, dont il avait le principal honneur, il s'était plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il m'avait présenté à la noblesse militaire comme un june homme qui avait des droits à sa reconnaissance et à sa profection. Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. O mes enfants! quelle maladie incurable que celle de l'ambition! quelle tristesse que celle de la vie d'un ministre disgracié! Déjà usé par le travail, le chagrin devait achever de ruiner sa santé. Son corps était rongé de goutte, son âme l'était bien plus cruellement de souvenirs et de regrets; et, à travers l'aimable accueil qu'il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une victime de tous les genres de douleur.

«En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue de marbre; je lui demandai ce que c'élait. « C'est, me dit-il, ce que je n'ai plus le courage de regarder; » et en nous détournant : « Ah! Marmontel! si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi! Si vous saviez combien de fois il m'avait assuré que nous passerions notre vie ensemble, et que je n'avais pas au monde un meilleur ami que lui! Voilà les promesses des rois! voilà leur amitié!» Et, en disant ces mots, ses eux se remplirent de larmes. »

Le comte d'Argenson, bien qu'il fût caustique d'esprit, était de ceux, on le voit, qui dans le malheur tournent à l'élégie et à l'attendrissement; il en est d'autres qui, de colère, auraient montré le poing à cette statue du roi, et l'auraient peut-être mise à bas s'ils l'avaient osé : « Je ne suis plus ministre, donc tu ne seras plus roi. » C'est ainsi que quelquesuns ont raisonné.

<< Le soir, continue Marmontel parlant toujours de cette visite chez le comte d'Argenson, pendant que l'on soupait, nous restions seuls dans le salon. Ce salon était tapissé de tableaux qui représentaient les batailles où le roi s'était trouvé en personne avec lui. Il me montrait l'endroit où ils étaient placés durant l'action; il me répétail ce que le roi lui avait dit; il n'en avait pas oublié une parole. « Ici, me dit-il en parlant de l'une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils était mort le roi eut la bonté de paraître sensible à ma douleur. Combien il est changé! rien de moi ne le touche plus. » Ces idées le poursuivaient; et, pour peu qu'il fût livré à lui-même, il tombait comme abîmé dans sa douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, allait bien vite s'asseoir auprès de lui, le pressait dans ses bras, le caressait; et lui, comme un enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa consolatrice, les baignait de ses larmes, et ne s'en cachait point.

<< Le malheureux, qui ne vivait que de poisson à l'eau, à cause de sa goutte, était encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût été sensible; car il était gourmand. Mais le régime le plus austère ne procurait pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus m'empêcher de lui paraître vivement touché de ses peines : « Vous y ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque cela m'eût été si facile. » Peu de temps après, il obtint la permission d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses derniers adieux. »

Tous les traits sont à remarquer dans ce vif et véridique tableau, notamment celui-ci qui est pris sur nature, lorsque d'Argenson se reproche de n'avoir pas assez fait pour Marmontel, quand il était puissant. Nous avons vu ainsi des ministres qui, après leur chute, disaient volontiers à tous ceux qu'ils rencontraient en chemin : « J'ai eu bien des torts envers vous, je ne vous ai pas traité comme je l'aurais dû. » Rendez-leur le pouvoir demain, ils en feront autant.

Une autre remarque plus frappante porterait sur l'espèce de conseil que le digne Marmontel donne à ses enfants en leur présentant ce triste exemple de l'ambition politique. De nos

« PreviousContinue »