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Le dîné suffisait à gens de cette espèce:
Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse,

lls allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut : c'était maître renard;
Rencontre incommode et fâcheuse :

Car comment sauver l'œuf? Le bien empaqueter;
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner:

C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse

Leur fournit une invention.

Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur (1) étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'œuf entre ses bras;
Puis, malgré quelques heurts (*) et quelques mauvais pas,
L'autre le traîna par la queue.

Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n'ont point d'esprit !

Pour moi, si j'en étais le maître,

Je leur en donnerais aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans?
Quelqu'un peut donc penser, ne se pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,

J'attribuerais à l'animal,

Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort:
Je subtiliserais un morceau de matière,
Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu; car enfin, si le bois fait la flamme,

(1) Celui qui cherche à vivre aux dépens d'autrui (2) Quelques chocs

La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme
Nous donner quelque idée ? et sort-il pas de l'or
Des entrailles du plomb? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,

Et juger imparfaitement,

Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument.
A l'égard de nous autres hommes,

Je ferais notre lot infiniment plus fort;

Nous aurions un double trésor:

L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes, Sages, fous, enfants, idiots,

Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux;

L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges Commune en un certain degré;

Et ce trésor à part créé

Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoique ayant commencé:
Choses réelles, quoique étranges.

Tant que l'enfance durerait,

Cette fille du ciel en nous ne paraîtrait
Qu'une tendre et faible lumière:
L'organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,

Qui toujours envelopperait

L'autre âme imparfaite et grossière (1).

(1) Ce qui précède est un composé des idées d'Empédocle et de Platon, que La Fontaine mêle ensemble pour tâcher de s'expliquer à lui-même le système de Descartes, contre lequel son bon sens naturel lui suggérait des difficultés insolubles.

(WALCK.)

II. - L'homme et la Couleuvre (1).

Un homme vit une couleuvre :

Ah! méchante, dit-il, je m'en vais faire une œuvre
Agréable à tout l'univers !

A ces mots, l'animal pervers

(C'est le serpent que je veux dire,

Et non l'homme: on pourrait aisément s'y tromper),
A ces mots, le serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac; et, ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,

L'autre lui fit cette harangue:

Symbole des ingrats! être bon aux méchants,
C'est être sot; meurs donc : ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put: S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,

A qui pourrait-on pardonner?

Toi-même tu te fais ton procès : je me fonde
Sur tes propres leçons; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains, tranche-les; ta justice,
C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice:

Selon ces lois, condamne-moi ;

Mais trouve bon qu'avec franchise

En mourant au moins je te dise

Que le symbole des ingrats

Ce n'est point le serpent, c'est l'homme. Ces paroles
Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas.

Enfin il repartit: Tes raisons sont frivoles.

Contes

(1) Livre des lumières, ou la Conduite des roys, p. 204. et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. II, p. 276: l'Homme et la Couleuvre.

Je pourrais décider, car ce droit m'appartient;

Mais rapportons-nous-en (1). Soit fait, dit le reptile.
Une vache était là: l'on l'appelle; elle vient:
Le cas est proposé. C'était chose facile :
Fallait-il pour cela, dit-elle, m'appeler ?
La couleuvre a raison : pourquoi dissimuler?
Je nourris celui-ci depuis longues années;
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées;
Tout n'est que pour lui seul; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines;

Même j'ai rétabli sa santé, que les ans

Ont

Avaient altérée; et mes peines

pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille; il me laisse en un coin
Sans herbe: s'il voulait encor me laisser paître!
Mais je suis attachée: et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L'ingratitude? Adieu: j'ai dit ce que je pense.
L'homme, tout étonné d'une telle sentence,
Dit au serpent: Faut-il croire ce qu'elle dit!
C'est une radoteuse; elle a perdu l'esprit.
Croyons ce bœuf.- Croyons, dit la rampante bête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le bœuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,

Il dit que du labeur des ans

Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux;
Que cette suite de travaux

Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré (2): puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes

(1) A quelqu'un que nous prendrons pour juge. (2) Peu de témoignages de satisfaction.

Achetaient de son sang l'indulgence des dieux.
Ainsi parla le bœuf. L'homme dit: Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur;

Il cherche de grands mois, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.

Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge

Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs:
L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire;
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l'abattait: c'était là son loyer;

Quoique, pendant tout l'an, libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps, ou du fruit en automne,
L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer.

Que ne l'émondait-on, sans prendre la cognée?
De son tempérament il eût encor vécu.

L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.

Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là !
Du sac et du serpent aussitôt il donna

Contre les murs, tant qu'il tua la bête (1).

(1) Cette fable, l'une des plus justement admirées de notre auteur, est aussi l'une de celles qui éveillent dans l'esprit les plus graves pensées. On s'attriste sur la destinée de ces pauvres animaux; on s'attriste surtout sur l'homme qu'une loi mystérieuse condamne à tyranniser ou à détruire tout ce qui vit autour de lui. La pensée de La Fontaine, dans cette touchante allégorie, va beaucoup plus loin que la moralité qu'il en tire. Le problème de la méchanceté humaine est posé dans toute sa cruauté, et l'on se rappelle ces tristes paroles du comte Joseph de Maistre, qui sont comme un éloquent écho des vers de La Fontaine :

Il n'y a pas un instant de la durée où l'être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé l'homme, dont la main destructrice n'épargne rien de ce qui vit: il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer roi superbe et terrible, il a besoin de tout et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile; son épingle déliée pique sur le carton des musées l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço; il empaille le

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