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rances de leur discrétion; ils étaient obligés à faire aux prêtres une confession de tout ce qu'il y avait de plus caché dans leur vie, et c'était après cela à ces pauvres initiés à prier les prêtres de leur garder le secret. Ce fut sur cette confession qu'un Lacédémonien, qui s'allait faire initier aux mystères de Samothrace, dit brusquement aux prêtres : Si j'ai fait des crimes, les dieux le savent bien.

Un autre répondit à peu près de la même façon. Estce à toi ou au dieu qu'il faut confesser ses crimes? C'est au dieu, dit le prêtre. Hé bien, retire-toi donc, reprit le Lacédémonien, et je les confesserai au dieu. Tous ces Lacédémoniens n'avaient pas extrêmement l'esprit de dévotion. Mais ne pouvait-il pas se trouver quelque impie qui allât, avec une fausse confession, se faire initier aux mystères, et qui en découvrît ensuite toute l'extravagance, et publiât la fourberie des prêtres?

Je crois que ce malheur a pu arriver, et je crois aussi que les prêtres le prévenaient autant qu'il leur était possible. Ils voyaient bien à qui ils avaient affaire, et je vous garantis que les deux Lacédémoniens, dont nous venons de parler, ne furent point reçus. De plus, on avait déclaré les épicuriens incapables d'être initiés aux mystères, parce que c'étaient des gens qui faisaient profession de s'en moquer, et je ne crois pas même qu'on leur rendit d'oracles. Ce n'était pas une chose difficile que de les reconnaître; tous ceux d'entre les Grecs qui se mêlaient un peu de littérature, faisaient choix d'une secte de philosophie; et le surnom qu'ils tiraient de leur secte, était presque ce qu'est parmi nous celui qu'on prend d'une terre. On distinguait, par exemple, trois Démétrius, parce que l'un était Démé

trius le cynique, l'autre Démétrius le stoïcien, l'autre Démétrius le péripatéticien.

La coutume d'exclure les épicuriens de tous les mystères était si générale et si nécessaire pour la sûreté des choses sacrées, qu'elle fut prise par ce grand fourbe dont Lucien nous décrit si agréablement la vie, cet Alexandre qui joua si long-temps les Grecs avec ses serpens. Il avait même ajouté les chrétiens aux épicuriens, parce qu'à son égard ils ne valaient pas mieux les uns que les autres; et avant que de commencer ses cérémonies, il criait: Qu'on chasse d'ici les chrétiens; à quoi le peuple répondait, comme en une espèce de chœur : Qu'on chasse les épicuriens. Il fit bien pis; car se voyant tourmenté par ces deux sortes de gens, qui, quoique poussés par différens intérêts, conspiraient à tourner ces cérémonies en ridicule, il déclara que le Pont, où il faisait alors sa demeure, se remplissait d'impies, et que le dieu dont il était le prophète, ne parlerait plus, si on ne l'en voulait défaire; et sur cela, il fit courir sus aux chrétiens et aux épicuriens.

L'Apollon de Daphné, faubourg d'Antioche, était dans la même peine, lorsque, du temps de Julien l'apostat, il répondit à ceux qui lui demandaient la cause de son silence, qu'il s'en fallait prendre à de certains morts enterrés dans le voisinage. Ces morts étaient des martyrs chrétiens, et entre autres saint Babylas. On veut communément que ce fût la présence de ces corps bienheureux qui ôtait aux démons le pouvoir de parler dans l'oracle; mais il y a plus d'apparence que le grand concours de chrétiens qui se faisait aux sépulcres de ces maryrs, incommodait les prêtres d'Apollon, qui n'aimaient pas à avoir pour témoins de leurs actions

TOM. III

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des ennemis clairvoyans, et qu'ils tâchèrent par ce faux oracle d'obtenir d'un empereur païen qu'il fit jeter hors de là ces corps dont le dieu se plaignait.

Pour revenir présentement aux artifices dont les oracles étaient pleins, et pour comprendre en une seule réflexion toutes celles qu'on peut faire là-dessus, je voudrais bien qu'on me dît pourquoi les démons ne pouvaient prédire l'avenir que dans des trous, dans des cavernes et dans des lieux obscurs, et pourquoi ils ne s'avisaient jamais d'animer une statue, ou de faire parler une prêtresse dans un carrefour, exposée de toutes parts aux yeux de tout le monde.

On pourra dire que les oracles qui se rendaient sur des billets cachetés, et plus encore ceux qui se rendaient en songe, avaient absolument besoin de démons; mais il nous sera bien aisé de faire voir qu'ils n'avaient rien de plus miraculeux que les autres.

CHAPITRE XIV.

Des Oracles qui se rendaient sur les billets cachetés.

Les prêtres n'étaient pas scrupuleux jusqu'au point de n'oser décacheter les billets qu'on leur apportait : il fallait qu'on les laissât sur l'autel, après quoi on fermait le temple, où les prêtres savaient bien rentrer sans qu'on s'en aperçut; ou bien il fallait mettre ces billets entre les mains des prêtres, afin qu'ils dormissent dessus, et reçussent en songe la réponse qu'il y fallait faire; et dans l'un et l'autre cas, ils avaient le loisir et la liberté de les ouvrir. Ils savaient pour cela plusieurs secrets, dont nous voyons quelques uns mis

en pratique par le faux prophète de Lucien. On peut les voir dans Lucien même, si l'on est curieux d'apprendre comment on pouvait décacheter les billets des anciens, sans qu'il y parût.

Assurément on s'était servi de quelqu'un de ces secrets pour ouvrir le billet que ce gouverneur de Cilicie, dont parle Plutarque, avait envoyé à l'oracle de Mopsus, qui était à Malle, ville de cette province. Le gouverneur ne savait que croire des dieux; il était obsédé d'épicuriens, qui lui avaient jeté beaucoup de doutes dans l'esprit. Il se résolut, comme dit agréablement Plutarque, d'envoyer un espion chez les dieux, pour ( apprendre ce qui en était. Il lui donna un billet bien cacheté pour le porter à l'oracle de Mopsus. Cet envoyé dormit dans le temple, et vit en songe un homme fort bien fait, qui lui dit noir. Il porta cette réponse au gouverneur. Elle parut très ridicule à tous les épicuriens de sa cour; mais il en fut frappé d'étonnement et d'admiration; et en leur ouvrant son billet, il leur montra ces mots qu'il y avait écrits: T'immolerai-je un bœuf blanc ou noir? Après ce miracle, il fut toute sa vie fort dévot au dieu Mopsus. Nous éclaircirons ensuite ce qui regarde le songe; il suffit présentement que le billet avait pu être décacheté et refermé avec adresse. Il avait toujours fallu le porter au temple, et il n'eût pas été nécessaire qu'il fût sorti des mains du gouverneur, si un démon eût dû y répondre.

Si les prêtres n'osaient se hasarder à décacheter les billets, ils tâchaient de savoir adroitement ce qui amenait les gens à l'oracle. D'ordinaire, c'étaient des gens considérables, qui avaient dans la tête quelque dessein ou quelque passion qui n'était pas inconnue dans le

monde. Les prêtres avaient tant de commerce avec eux, à l'occasion des sacrifices qu'il fallait faire, ou des délais qu'il fallait observer avant que l'oracle parlât, qu'il n'était pas trop difficile de tirer de leur bouche, ou du moins de conjecturer quel était le sujet de leur voyage. On leur faisait recommencer sacrifices sur sacrifices, jusqu'à ce qu'on se fût éclairci. On les mettait entre les mains de certains menus officiers du temple, qui, sous prétexte de leur en montrer les antiquités, les statues, les peintures, les offrandes, avaient l'art de les faire parler sur leurs affaires. Ces antiquaires, pareils à ceux qui vivent aujourd'hui de ce métier en Italie, se trouvaient dans tous les temples un peu considérables. Ils savaient par cœur tous les miracles qui s'y étaient faits; ils vous faisaient bien valoir la puissance et les merveilles du dieu; ils vous contaient fort au long l'histoire de chaque présent qu'on lui avait consacré. Sur cela, Lucien dit assez plaisamment que tous ces gens-là ne vivaient et ne subsistaient que de fables, et que dans la Grèce on eût été bien fàché d'apprendre des vérités dont il n'eût rien coûté. Si ceux qui venaient consulter l'oracle ne parlaient point, leurs domestiques se taisaient, ils? Il faut savoir que dans une ville à oracle, il n'y avait presque que des officiers de l'oracle. Les uns étaient prophètes et prêtres ; les autres poètes, qui habillaient en vers les oracles rendus en prose; les autres simples interprètes; les autres petits sacrificateurs, qui immolaient les victimes, et en examinaient les entrailles; les autres vendeurs de parfums ou d'encens, ou de bêtes pour les sacrifices; les autres antiquaires; les autres enfin, n'étaient que des hôteliers, que le grand abord des étrangers enrichissait. Tous ces gens-là étaient

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