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leur conviennent pour les avoir empruntées de ce triangle idéal et universel; puisque tout au contraire ce sont eux qui les ont véritablement en soi, et non pas l'autre, sinon en tant que l'entendement lui attribue ces deux propriétés, après avoir reconnu qu'elles sont dans les autres, dont puis après il leur doit rendre compte, et les leur restituer quand il est question de faire quelque démonstration. Tout ainsi que les propriétés de la nature humaine ne sont point dans Platon ni dans Socrate, par emprunt qu'ils en aient fait de cette nature universelle; car tout au contraire cette nature universelle ne les a qu'à cause que l'entendement les lui attribue, après qu'il a reconnu qu'elles étaient dans Platon, dans Socrate et dans tout le reste des hommes; à condition néanmoins de leur en tenir compte, et de les restituer à chacun d'eux lorsqu'il sera besoin de faire un argument. Car c'est chose claire et connue d'un chacun que l'entendement ayant vu Platon, Socrate, et tant d'autres hommes, tous raisonnables, a fait et formé cette proposition universelle, Tout homme est raisonnable; et que lorsqu'il veut puis après prouver que Platon est raisonnable, il la prend pour le principe de son syllogisme.

Il est bien vrai que vous dites, ô esprit, « que vous avez en « vous l'idée du triangle, et que vous n'auriez pas laissé de l'a« voir, encore que vous n'eussiez jamais vu dans les corps au«< cune figure triangulaire; de même que vous avez en vous « l'idée de plusieurs autres figures qui ne vous sont jamais « tombées sous les sens. » Mais si, comme je disais tantôt, vous eussiez été tellement privé de toutes les fonctions des sens que vous n'eussiez jamais rien vu, et que vous n'eussiez point touché diverses superficies ou extrémités des corps, pensez-vous que vous eussiez pu former en vous-même l'idée du triangle ou d'aucune autre figure?» Vous en avez maintenant plusieurs qui jamais ne vous sont tombées sous les sens; » j'en demeure d'accord, et il ne vous a pas été difficile, parce que sur le modèle de celles qui vous ont touché les sens vous avez pu en former et composer une infinité d'autres en la manière que je l'ai ci-devant expliqué.

Il faudrait ici outre cela parler de cette fausse et imaginaire nature du triangle, par laquelle on suppose qu'il est composé de lignes qui n'ont point de largeur, qu'il contient un espace. qui n'a point de profondeur, et qu'il se termine à trois points

qui n'ont point de parties; mais cela nous écarterait trop du sujet.

II. Ensuite de cela vous entreprenez derechef la preuve de l'existence d'un Dieu, dont la force consiste en ces paroles: « Quiconque y pense sérieusement trouve, dites-vous, qu'il est « manifeste que l'existence ne peut non plus être séparée de « l'essence de Dieu que l'essence d'un triangle rectiligne de la « grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de « l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée; en sorte qu'il n'y « a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu, c'est-à-dire « un Etre souverainement parfait, auquel manque l'existence, « c'est-à-dire auquel manque quelque perfection, que de con«cevoir une montagne qui n'ait point de vallée. » Où il faut remarquer que votre comparaison semble n'être pas assez juste et exacte. Car d'un côté vous avez bien raison de comparer, comme vous faites, l'essence avec l'essence; mais après cela vous ne comparez pas l'existence avec l'existence, ou la propriété avec la propriété, mais l'existence avec la propriété. C'est pourquoi il fallait, ce semble, dire ou que la toute-puissance, par exemple, ne peut non plus être séparée de l'essence de Dieu que de l'essence du triangle cette égalité de la grandeur de ses angles, ou bien que l'existence ne peut non plus être séparée de l'essence de Dieu, que de l'essence du triangle son existence; car ainsi l'une et l'autre comparaison aurait été bien faite, et non-sculement la première vous aurait été accordée, mais aussi la dernière; et néanmoins ce n'aurait pas été une preuve convaincante de l'existence nécessaire d'un Dieu; non plus qu'il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il y ait au monde aucun triangle, quoique son essence et son existence soient en effet inséparables, quelque division que notre esprit en fasse, c'est-à-dire quoiqu'il les conçoive séparément, en même façon qu'i peut aussi concevoir séparément l'essence et l'existence de Dieu.

Il faut ensuite remarquer que vous mettez l'existence entre les perfections divines, et que vous ne la mettez pas entre celles d'un triangle ou d'une montagne, quoique néanmoins elle soit autant, et selon la manière d'être de chacun, la perfection de l'un que de l'autre. Mais, à vrai dire, soit que vous considériez l'existence en Dieu, soit que vous la considériez en quelque autre sujet, elle n'est point une perfection, mais seulement une

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forme ou un acte sans lequel il n'y en peut avoir. Et de fait, ce qui n'existe point n'a ni perfection ni imperfection; mais ce qui existe, et qui outre l'existence a plusieurs perfections, n'a pas l'existence comme une perfection singulière et l'une d'entre elles, mais seulement comme une forme ou un acte par lequel la chose même et ses perfections sont existantes, et sans lequel ni la chose ni ses perfections ne seraient point. De là vient ni qu'on ne dit pas que l'existence soit dans une chose comme une perfection, ni, si une chose manque d'existence, on ne dit pas tant qu'elle est imparfaite ou qu'elle est privée de quelque perfection, que l'on dit qu'elle est nulle ou qu'elle n'est point du tout. C'est pourquoi, comme en nombrant les perfections du triangle vous n'y comprenez pas l'existence et ne concluez pas aussi que le triangle existe, de même en faisant le dénombrement des perfections de Dieu vous n'avez pas dû y comprendre l'existence pour conclure de là que Dieu existe, si vous ne vouliez prendre pour une chose prouvée ce qui est en dispute, et faire de la question un principe.

Vous dites que, « dans toutes les autres choses, l'existence est distinguée de l'essence, excepté en Dieu. » Mais comment, je vous prie, l'existence et l'essence de Platon sont-elles distinguées entre elles, si ce n'est peut-être par la pensée ? Car, supposé que Platon n'existe plus, que deviendra son essence? Et pareillement en Dieu l'essence et l'existence ne sont-elles pas distinguées par la pensée?

Vous vous faites ensuite cette objection: « Peut-être que, « comme de cela seul que je conçois une montagne avec une « vallée ou un cheval ailé, il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde « aucune montagne ni aucun cheval qui ait des ailes; ainsi, de « ce que je conçois Dieu comme existant, il ne s'ensuit pas « qu'il existe; » et là-dessus vous dites qu'il y a un sophisme caché sous l'apparence de cette objection. Mais il ne vous a point été fort difficile de soudre un sophisme que vous vous êtes feint vous-même, principalement vous étant servi d'une si manifeste contradiction, à savoir, que Dieu existant n'existe pas, et ne prenant pas de la même façon, c'est-à-dire comme existant, le cheval ou la montagne. Mais si, comme vous avez enfermé dans votre comparaison la montagne avec la vallée et le cheval avec des ailes, de même vous eussiez considéré Dieu avec de la science, de la puissance, ou avec d'autres attributs, pour lors

la difficulté eût été tout entière et fort bien établie ; et c'eût été à vous à nous expliquer comment il se peut faire que nous puissions concevoir une montagne rampante ou un cheval ailé sans penser qu'ils existent, et cependant qu'il soit impossible de concevoir un Dieu tout connaissant et tout-puissant si nous ne le concevons en même temps existant.

Vous dites « qu'il ne nous est pas libre de concevoir un Dieu << sans existence, c'est-à-dire un Ètre souverainement parfait << sans une souveraine perfection, comme il nous est libre d'i«maginer un cheval sans ailes ou avec des ailes. » Mais il n'y a rien à ajouter à cela sinon que, comme il nous est libre de concevoir un cheval qui a des ailes sans penser à l'existence, laquelle, si elle lui arrive, ce sera selon vous une perfection en lui; ainsi il nous est libre de concevoir un Dieu ayant en soi la science, la puissance et toutes les autres perfections, sans penser à l'existence, laquelle si elle lui arrive, sa perfection pour lors sera consommée et du tout accomplie. C'est pourquoi, comme, de ce que je conçois un cheval qui a la perfection d'avoir des ailes, on n'infère pas pour cela qu'il a celle de l'existence, laquelle selon vous est la principale de toutes; de même aussi, de ce que je conçois un Dieu qui possède la science et toutes les autres perfections, on ne peut pas conclure pour cela qu'il existe, mais son existence a encore besoin d'être prouvée.

Et encore que vous disiez que, « dans l'idée d'un être sou<< verainement parfait, l'existence et toutes les autres perfections «< y sont comprises, » vous avancez sans preuve ce qui est en question, et vous prenez la conclusion pour un principe. Car autrement je dirais aussi que, dans l'idée d'un Pégase parfait, la perfection d'avoir des ailes n'est pas seulement contenue, mais celle aussi de l'existence; car, comme Dieu est conçu parfait en tout genre de perfection, de même un Pégase est conçu parfait en son genre; et il ne semble pas que l'on puisse ici rien réptiquer que, la même proportion étant gardée, on ne puisse appliquer à l'un et à l'autre.

Vous dites : « De même qu'en concevant un triangle il n'est « pas nécessaire de penser qu'il a ses trois angles égaux à deux «< droits, quoique cela n'en soit pas moins véritable, comme il « paraît par après à toute personne qui l'examine avec soin; <«< ainsi on peut bien concevoir les autres perfections de Dieu « sans penser à l'existence; mais il n'est pas pour cela moins

« vrai qu'il la possède, comme on est obligé d'avouer lorsqu'on << vient à reconnaître qu'elle est une perfection. » Toutefois vous jugez bien ce que l'on peut répondre : c'est à savoir que, comme on reconnaît par après que cette propriété se trouve dans le triangle, parce qu'on le prouve par une bonne démonstration; ainsi, pour reconnaître que l'existence est nécessairement en Dieu, il le faut aussi démontrer par de bonnes et solides raisons; car autrement il n'y a chose aucune qu'on ne puisse dire ou prétendre être de l'essence de quelque autre chose que ce soit.

Vous dites que « lorsque vous attribuez à Dieu toutes sortes « de perfections, vous ne faites pas de même que si vous pen<< siez que toutes les figures de quatre côtés pussent être inscri«tes dans le cercle; autant que, comme vous vous trompez en « ceci, parce que vous reconnaissez par après que le rhombe << n'y peut être inscrit, vous ne vous trompez pas de même en « l'autre, parce que par après vous venez à reconnaître que « l'existence convient effectivement à Dieu. » Mais certes il semble que vous fassiez de même; ou, si vous ne le faites pas, il est nécessaire que vous montriez que l'existence ne répugne point à la nature de Dieu, comme on montre qu'il répugne que le rhombe puisse être inscrit dedans le cercle.

Je passe sous silence plusieurs autres choses, lesquelles auraient besoin ou d'une ample explication ou d'une preuve plus convaincante, ou même qui se détruisent par ce qui a été dit auparavant par exemple, « qu'on ne saurait concevoir autre « chose que Dieu seul à l'essence de laquelle l'existence appar<< tienne avec nécessité; » puis aussi « qu'il n'est pas possible « de concevoir deux ou plusieurs dieux de même façon et, posé << que maintenant il y en ait un qui existe, il est nécessaire qu'il << ait été auparavant de toute éternité, et qu'il soit éternellement « à l'avenir; » et que vous concevez une « infinité d'autres « choses en Dieu dont vous ne pouvez rien diminuer ni chan« ger; » et enfin que « ces choses doivent être considérées de « près, et très-soigneusement examinées pour les apercevoir et « en connaître la vérité. »

III. Enfin vous dites que la certitude et vérité de toute science dépend si absolument de la connaissance du vrai Dieu, que sans elle il est impossible d'avoir jamais aucune certitude ou vérité dans les sciences. Vous en apportez cet exemple : « Lorsque je « considère, dites-vous, la nature du triangle, je connais évi

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