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Il n'en est pas ainsi dans l'Amérique espagnole. Le catholicisme de Philippe II étend partout ses voiles sombres. L'État est exclusivement catholique, le clergé est riche et puissant, la population ignorante et corrompue. On lit peu, on ne travaille guère, il fait si chaud ! et puis il est si commode de n'avoir ni à penser ni à agir! Chacun cherche à vivre misérablement au détriment de tous les uns au moyen d'une fonction quelconque, les autres en s'emparant du bien d'autrui par fraude et même par le vol à main armée. Il ne se fait de travail que par les pauvres Indiens, aussi idolâtres avec le catholicisme qu'ils l'étaient auparavant. La religion est exclusive et la cité est fermée à l'étranger, par orgueil et par crainte de voir réussir les nouveaux venus.

Aussi la population n'augmente point, et les plus grandes villes conservent dans leur vétusté l'empreinte du seizième siècle. Rien ne change ni ne se transforme. Les prétendues révolutions qui désolent incessamment les républiques ne sont pas des guerres de partis, mais des luttes intéressées pour arriver à la curée des places et vivre sans rien faire aux dépens du public. Tel est l'état de ces malheureuses contrées. Et c'est avec raison que notre voyageur attribue cet état de torpeur et d'anarchie à l'exagération des principes religieux qui ont servi de base à la fondation de ces sociétés nouvelles en date, vieilles par le fait. Aussi M. Holinski dit-il avec raison :

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Lorsque Rome cessera d'être l'emblème d'une société en guerre avec » toutes les tendances généreuses de notre siècle, l'Italie ne sera pas la » seule contrée à respirer librement. L'Espagne et ses filles de l'Amé» rique du Sud ouvriront les yeux à la lumière, dès qu'elles verront prévaloir la raison contre la citadelle des abus. Alors disparaîtra le » fétichisme qui énerve une noble et généreuse race. »

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M. Holinski a vécu dans les sociétés de Guayaquil et de Quito; il a été témoin d'un pronunciamento qui a changé le gouvernement de la république; il a côtoyé le Chimborazo, traversé à cheval le pays, recevant l'hospitalité tantôt à l'européenne, tantôt à l'indienne, et passant de la terre chaude à la terre froide.

Notre voyageur a trouvé dans la brune Guayaquil un accueil charmant. Et c'est avec un certain et légitime enthousiasme qu'il se rappelle l'amabilité coquette, l'empressement naïf, l'esprit et la piquante gaieté, les beaux yeux noirs pleins de feu, les tailles souples et cambrées, les petits pieds furtifs des gracieuses femmes de ce pays, qui ne vivent que de musique, de danse, d'amour et de religion entendue et pratiquée selon le mode antique, je veux dire à la païenne.

A Quito, au milieu des Andes, le type change: ce sont des femmes

fait

blanches et roses, aux chevelures opulentes, aux belles dents que admirer leur enivrant et joyeux sourire. Beaucoup d'entre elles se nomment Alegria, joie, tant les Quiténiennes se montrent folles de gaieté et d'insouciance.

D'autres s'appellent Incarnation ou Conception. Mais, quel que soit leur nom, ces filles d'Ève, si séduisantes, sont toutes fanatiques, et composent la milice redoutable d'un clergé qui se sert de leur influence et qui en abuse pour étendre sa domination. C'est grâce aux belles Quiténiennes que les jésuites, chassés de la Nouvelle-Grenade, ont été rappelés dans l'Équateur.

La république de l'Équateur est aussi grande que l'Espagne en territoire, et ne possède guère que 700,000 habitants. Il n'y a pas un libraire à Quito, et le pays manque complétement de routes.

Il n'y a donc pas trop à s'étonner de ce que dans ces belles contrées on vive encore comme en plein seizième siècle.

M. Holinski nous promet encore ses impressions de voyage sur le Pérou et le Chili. Espérons qu'il tiendra parole, et que, tout en conservant ses libres allures, il insistera davantage sur les tableaux et les éléments d'histoire qu'il a eu la bonne fortune de rencontrer sur place.

E. DE P.

Lettres de M. Journal, par H. BOSSELET (1). Nous sommes assez embarrassés pour rendre compte de cet opuscule. L'auteur a des opinions libérales et il les professe énergiquement dans sa préface. En voyant quel était le point de départ, nous espérions trouver dans le cours de ce petit livre de curieuses études, mais notre attente a été trompée; M. Bosselet ne fait qu'indiquer ses aperçus, et sa pensée reste dans des généralités dont il nous a été impossible de deviner le sens et de comprendre la portée. Ce n'est pas cet échange d'observations plus ou moins vagues entre M. Journal et mademoiselle Brochure qui fera faire un grand pas aux questions de notre temps.

LITTÉRATURE PORTUGAISE.

Faits de l'esprit humain. - Philosophie, par D. J. G. DE MAGALHAENS; traduit du portugais, par N. P. CHANSSELLE (2). Pendant que le chef de l'éclectisme en France paraît faire bon marché de sa royauté intel

(1) Chez Dentu, Palais-Royal.

(2) 1 vol. in-8. Aug. Durand, libraire.

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lectuelle pour se livrer à d'ingénieuses recherches sur la biographic des grandes dames au dix-septième siècle; de l'autre côté de l'Océan, un diplomate brésilien interprète avec talent la doctrine du maître, et nous renvoie en Europe un écho de l'enseignement qui retentissait naguère dans les chaires de la Sorbonne et de l'Ecole normale. M. de Maga Ihaens avait d'abord composé sous le titre de Suspiros poeticos des poésies dans la donnée des Méditations de Lamartine; puis il importa dans sa patrie le genre classique de la tragédie et de l'épopée, révélant ainsi à ses concitoyens les procédés des deux écoles rivales. Enfin, après avoir publié d'estimables travaux sur différents sujets de littérature et d'histoire, il a voulu doter le Brésil d'une philosophie nouvelle.

La partie la plus considérable des Faits de l'esprit humain est consacrée à la reproduction des principales idées de l'école spiritualiste, fondée par MM. Cousin et Jouffroy; sur quelques points seulement M. de Magalhaens s'est écarté de ses modèles. C'est à ce côté de l'ouvrage que nous voulons nous attacher.

M. de Magalhaens combat le sensualisme de Locke et de Condillac. Rien de mieux, mais ne va-t-il pas trop loin quand il écrit : « La sensibilité est dans la force vitale. Cette force en se modifiant produit la sensation qui se présente à notre âme. Si la sensibilité était dans l'âme intelligente et libre, chaque fois que l'âme se souviendrait d'une sensation, elle la sentirait de nouveau, de même que chaque fois qu'elle se souvient d'une conception, elle la conçoit de nouveau. Mais si elle se rappelle une douleur ou une odeur, elle ne les sent pas de nouveau; et quand elle se rappelle une couleur, elle ne la voit pas, et la représente seulement dans un objet quelconque qu'elle perçoit. La conscience et la mémoire des sensations ne sont pas des actes de sensibilité, et ne dépendent pas de la sensibilité : ce sont des actes de perceptibilité conservés dans la mémoire (1). ›

"

Assurément la conscience et la mémoire, parties de l'intelligence, ne se rattachent point à la sensibilité mais la sensibilité et l'intelligence sont deux facultés de l'âme, deux puissances du Moi, substance une et identique. Si le raisonnement de M. de Magalhaens était légitime, il faudrait placer l'activité dans la force vitale. Car chaque fois que l'âme se rappelle un acte, elle ne l'accomplit pas de nouveau. Le Moi serait donc une substance purement intelligente, et nous n'aurions jamais que la conscience de nos pensées. Nos actes, nos sensations et nos sentiments resteraient toujours en dehors de nous et loin de toute aperception

(1) Chap. v, pages 159-60.

directe. Qui ne voit l'inconséquence d'un pareil système? On semble incliner vers l'idéalisme; nous verrons même tout à l'heure qu'on embrasse résolument cette doctrine extrême. Et, dès le début, on retranche ce qu'il y a de plus subjectif dans le Moi, la sensation, pour lui attribuer une objectivité fantastique qu'on décore du nom de force vitale; et, pour le besoin de la cause, on a recours à la Nature plastique de Cudworth, hypothèse surannée, dont le moindre inconvénient est de ne rien expliquer! Nous voyons bien ce qui préoccupe M. de Magalhaens. Il veut faire de l'intelligence le monopole de l'espèce humaine. Ce n'est pas lui qui aurait écrit les spirituelles fantaisies de M. A. Toussenel, et qui nous aurait expliqué la formule du gerfaut ou la constitution politique des faucons blancs. Forcé d'abandonner le mécanisme cartésien, par trop révoltant pour le sens commun, le penseur brésilien daigne accorder la sensation à ces pauvres animaux. Quant à l'intelligence, s'il faut l'en croire, ils n'en ont pas la plus petite dose. Voilà un arrêt bien sévère contre lequel protesteront les spiritualistes qui placent la sensibilité dans l'âme, et les infortunés qui se consolent dans la société de quelque animal favori.

Notre intention n'est pas d'approfondir cette matière, qui touche aux plus grandes questions de la métaphysique.

Qu'on nous permette seulement de penser que la vie circule dans toutes les parties de ce vaste univers. Dans la plante, comme dans l'animal, elle se manifeste par les phénomènes sensibles et par une conscience plus ou moins obscure, jusqu'à son apparition dans l'homme, où se développe la mystérieuse trinité du Moi. La raison pure et l'activité volontaire forment le point culminant de la vie parfaite. Au-dessous s'agitent des myriades d'êtres qui, par une échelle ascendante, montent les degrés infinis de la vie sensible, et se pressent en foule aux portes de la lumière. Ces existences inférieures ne brisent jamais les chaînes d'airain de la fatalité. Forces aveugles, à peine conscientes, elles flottent indécises entre les limbes de la matière et la sphère radieuse des esprits.

Toutefois un rayon de la divine intelligence pénètre dans les profondeurs de ces ténèbres. Appelez instinct, si vous voulez, ce que d'autres nomment plus simplement l'âme des bêtes. Qu'importe aux yeux de Dieu ?

Qu'importe à ses regards des instincts ou des âmes?
Dieu n'éteindra pas plus sa divine étincelle
Dans l'étoile des nuits dont la splendeur ruisselle,
Que dans l'humble regard de ce tendre épagneul

Qui conduisait l'aveugle et meurt sur son cercueil.

Ces admirables vers de Jocelyn renferment sur le problème de la vie universelle plus de vraie philosophie que les intolérables dissertations de l'école cartésienne, les plaisanteries plus ou moins spirituelles de Thomas Reid, et les distinctions ingénieuses de M. de Magalhaens.

Sur la question tant controversée de l'origine du langage, c'est encore un poëte qui en quelques vers réfutera le système de M. de Bonald, système reproduit par l'auteur des Faits de l'esprit humain :

At varios linguæ sonitus natura subegit

Mittere, et utilitas expressit nomina rerum, etc.

Lisez dans le cinquième livre de Lucrèce ce morceau si connu et si expressif, et dites si M. Cousin n'a pas mille fois raison de considérer la parole comme une faculté naturelle qui, se développant par degrés dans l'homme, a suivi tous les progrès de la pensée. Une révélation surnaturelle du langage était chose aussi inutile qu'une révélation surnaturelle des idées nécessaires. Herder a démontré que les langues en général offrent une telle diversité, qu'il est impossible de les ramener à une source unique.

Passons sur ces divergences de détail; voyons le fond de cette doctrine nouvelle. M. de Magalhaens n'est pas matérialiste; en cela il se montre le vrai disciple de M. Cousin; mais il est quelque peu idéaliste. Que devient alors la théorie du juste milieu tant prêchée par l'illustre maître en philosophie et en politique? M. Cousin n'aurait pas laissé passer à l'École normale des lignes comme celles-ci : « Cet immense univers sensible, qui nous paraît substantiellement exister entre nous et Dieu, n'existe qu'intellectuellement en Dieu à l'état de chose pensée, et n'a pas d'autre existence hors de l'intelligence même de Dieu qui l'a conçu. Aucune chose n'a d'existence matérielle hors de Dieu, parce qu'il n'y a rien hors de Dieu ni en Dieu qui soit matériel; tout, absolument tout est intellectuel, tout est spirituel (1). »

De l'idéalisme au panthéisme la distance est petite; mille chemins, d'ailleurs, conduisent à l'abîme. Demandez à Malebranche, à Fénélon, à M. Cousin lui-même; s'il fallait faire le procès à tous les philosophes qui ont glissé sur cette pente inévitable, la liste des accusés serait longue. Beaucoup de gens crient au panthéisme, et, chose plaisante, les malheureux sont plongés eux-mêmes au fond du précipice. Ils ressemblent à ces buveurs dont s'amuse Méphistophélès, et qui, selon l'énergique expression de Goethe, ne devinent pas le diable, alors même qu'il les tient au collet.

(1) Chap. xiv, pages 352-3.

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