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talents qui étaient naturels et qu'à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu'il n'avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à une longue expérience 5 serait illustre par les seules actions qu'il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées; et celles qui n'étaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître: admirable même et par les choses qu'il a faites, et par 10 celles qu'il aurait pu faire. On l'a regardé comme un homme incapable de céder à l'ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus; comme celui 15 qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire (la levée d'un siège,1 une retraite, l'ont plus annobli que ses triomphes; l'on ne met qu'après les ba- 20 tailles gagnées et les villes prises); qui était rempli de gloire et de modestie: on lui a entendu dire: Je fuyais, avec la même grâce qu'il disait: Nous les battimes; un homme dévoué à l'État, à sa famille, au chef de sa famille2; sincère pour Dieu et pour les hommes; autant admirateur du 25 mérite que s'il lui eût été moins propre et moins familier; un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n'a manqué que les moindres vertus.

38. Je connais Mopse3 d'une visite qu'il m'a rendue sans

1 Lérida, en Espagne.

2 Louis XIV.

3 D'après les Clefs, l'abbé de Saint-Pierre, auteur de la Polysynodie et du Projet de paix perpétuelle (1658-1743).

me connaître. Il prie des gens qu'il ne connaît point de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu; il écrit à des femmes qu'il connaît de vue; il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est, et 5 là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres ni à soi-même; on l'ôte d'une place destinée à un ministre, il s'assied à celle du 10 duc et pair; il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur; il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur; il n'a pas, non plus que le sot, de quoi rougir.

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DE LA SOCIÉTÉ ET DE LA CONVERSATION

2. C'est le rôle d'un sot d'être importun: un homme habile sent s'il convient ou s'il ennuie; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part.

3. L'on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut 20 par tout pays de cette sorte d'insectes. Un bon plaisant est une pièce rare; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d'en soutenir longtemps le personnage: il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.

9. Arrias1 a tout lu, a tout vu, il veut le persuader 25 ainsi; c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une

1 D'après les Clefs le héros de cette mésaventure serait Robert de Chatillon, fils d'un procureur au chatelet.

cour du Nord: il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont ar- 5 rivées; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur: «Je n'avance, lui dit-il, je ne ra- 10 conte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance.» Il reprenait le fil de sa narration avec plus de 15 confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit: «C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade.>>

12. J'entends Théodecte1 de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche. Le voilà entré: il rit, il 20 crie, il éclate; on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux 25 bienséances, que chacun a son fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, 30

1 Les Clefs suggèrent le comte d'Aubigné, frère de Mme de Maintenon (douteux).

il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le repas? Il rappelle à soi toute 5 l'autorité de la table, et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd, et il l'offense; les rieurs sont pour lui; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne 10 lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent.

16. L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres: celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit 15 l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui.

41. Dans la société, c'est la raison qui plie la première. 20 Les plus sages sont souvent menés par le plus fou et le plus bizarre: l'on étudie son faible, son humeur, ses caprices; l'on s'y accommode; l'on évite de le heurter; tout le monde lui cède. La moindre sérénité qui paraît sur son visage lui attire des éloges; on lui tient compte de 25 n'être pas toujours insupportable. Il est craint, ménagé, obéi, quelquefois aimé.

65. L'on a vu, il n'y a pas longtemps, un cercle de personnes1 des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d'esprit. Ils laissaient au vulgaire 30 l'art de parler d'une manière intelligible; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore 1 Evidemment l'Hôtel de Rambouillet,

plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements: par tout ce qu'ils appelaient délicatesse, sentiments, tour et finesse d'expression, ils étaient enfin parvenus à n'être plus entendus et à ne s'entendre pas eux-mêmes. Il ne 5 fallait, pour fournir à ces entretiens, ni bon sens, ni jugement, ni mémoire, ni la moindre capacité; il fallait de l'esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l'imagination a trop de part.

68. Il a régné pendant quelque temps une sorte de con- 10 versation fade et puérile, qui roulait toute sur des questions frivoles qui avaient relation au cœur et à ce qu'on appelle passion ou tendresse. La lecture de quelques romans les avait introduites parmi les plus honnêtes gens1 de la ville et de la cour; ils s'en sont défaits, et la bour- 15 geoisie les a reçues avec les pointes et les équivoques.

74. Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie2; il s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de Bohême3; ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande1; dispensez-le du moins de vous répondre: il 20 confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini; combats, sièges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des Géants,5 il en raconte le progrès et les moindres détails, rien ne lui est échappé;

1 «honnête» au XVIIe siècle ne se rapportait pas tant à une qualité morale qu'à la culture intellectuelle.

2 Il n'y eut plus de roi depuis 1526. Pendant un siècle et demi l'Autriche et la Turquie sê disputèrent ce pays; en 1688 enfin il fut réuni définitivement à la couronne d'Autriche.

3 La Bohême n'avait pas eu de roi depuis 1526 et avait passé sous la souveraineté de l'Autriche en 1545.

4 Guerre de la France contre les Pays Bas espagnols en Flandre (1668-1669) et contre la Hollande (1672-1678).

5 Les guerres fabuleuses des Cyclopes contre Jupiter.

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