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« façon j'ai acquis cette idée; car je ne l'ai pas reçue par les « sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi par rencontre; elle << n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit, « car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter << aucune chose, et partant il ne reste plus autre chose à dire si<< non que, comme idée de moi-même, elle est née et produite « avec moi dès lors que j'ai été créé. » Mais j'ai déjà fait voir plusieurs fois comment en partie vous pouvez l'avoir reçue des sens, et en partie vous pouvez l'avoir inventée de vous-même. Quant à ce que vous dites, que vous ne pouvez « y ajouter ni diminuer aucune chose, » souvenez-vous combien imparfaite était l'idée que vous en aviez au commencement; pensez qu'il peut y avoir des hommes, ou des anges, ou d'autres natures plus savantes que vous, de qui vous pouvez apprendre quelque chose touchant l'essence de Dieu que vous ne savez pas encore; pensez au moins que Dieu peut vous instruire de telle sorte, et rehausser tellement votre connaissance, soit en cette vie, soit en l'autre, que vous réputerez comme rien tout ceque vous avez jamais connu de lui; et, enfin, pensez comme quoi, de la considération des perfections des créatures, on peut monter et arriver jusqu'à la connaissance des perfections de Dieu, et que, comme elles ne peuvent pas toutes être connues en un moment, mais que de jour en jour on peut en découvrir de nouvelles, ainsi nous ne pouvons pas avoir tout d'un coup une idée parfaite de Dieu, mais qu'elle va se perfectionnant à mesure que nos connaissances s'augmentent.

Vous poursuivez ainsi : « Et certes on ne doit pas trouver « étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée « pour être comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son << ouvrage. Et il n'est pas aussi nécessaire que cette marque soit « quelque chose de différent de ce même ouvrage; mais, de cela « seul que Dieu m'a créé, il est fort croyable qu'il m'a en quel« que façon produit à son image et semblance, et que je conçois <«< cette ressemblance dans laquelle l'idée de Dieu se trouve con<< tenue par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même, « c'est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non-seulement « je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et dé<< pendante d'autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque <«< chose de meilleur et de plus grand que je ne suis; mais je con«nais aussi en même temps que celui duquel je dépends possède

« en soi toutes ces grandes choses auxquelles j'aspire, et dont je << trouve en moi les idées, non pas indéfiniment et seulement « en puissance, mais qu'il en jouit en effet, actuellement et in<< finiment, et ainsi qu'il est Dieu. » Certainement toutes ces choses sont fort spécieuses et fort belles, et je ne dis pas qu'elles ne soient point vraies; mais je voudrais bien pourtant vous demander de quels antécédents vous les déduisez. Car, pour ne me plus arrêter à ce que j'ai objecté ci-devant, s'il est vrai que « l'idée de Dieu soit en nous comme la marque de l'ouvrier << empreinte sur son ouvrage, » dites-moi, je vous prie, quelle est la manière de cette impression, quelle est la forme de cette marque, et comment vous en faites le discernement? Que si elle n'est point différente de l'ouvrage ou de la chose même, « vous n'êtes donc vous-même qu'une idée? vous n'êtes rien autre chose qu'une manière ou façon de penser? vous êtes et la marque empreinte, et le sujet de l'impression? « Il est fort croyable, « dites-vous, que Dieu vous a fait à son image et semblance. »> A la vérité cela se peut croire par les lumières de la foi et de la religion; mais comment cela se peut-il concevoir par raison naturelle, si vous ne supposez que Dieu a la forme d'un homme? et en quoi peut consister cette ressemblance? Pouvez-vous présumer, vous qui n'êtes que cendre et poussière, d'être semblable à cette nature éternelle, incorporelle, immense, très-parfaite, très-glorieuse, et, qui plus est, très-invisible et très-incompréhensible au peu de lumière et à la faiblesse de nos esprits? L'avez-vous vue face à face, pour pouvoir assurer, faisant comparaison de vous à elle, que vous lui êtes conforme? Vous dites que « cela est fort croyable, parce qu'il vous a créé. » Au contraire, pour cela même cela est incroyable. Car l'ouvrage n'est jamais semblable à l'ouvrier, sinon lorsqu'il est par lui engendré par une communication de nature. Mais vous n'êtes pas ainsi engendré de Dieu; car vous n'êtes pas son fils, et vous ne participez point avec lui sa nature; mais vous êtes seulement créé par lui, c'est-à-dire fait selon l'idée qu'il en a conçue; en sorte que vous ne pouvez pas dire que vous ayez plus de ressemblance avec lui qu'une maison en a avec un maçon. Et même cela s'entend, supposé que vous ayez été créé de Dieu; ce que vous n'avez point encore prouvé. « Vous concevez, dites-vous, «< cette ressemblance à même que vous concevez que vous êtes «< une chose incomplète, dépendante, et qui aspire sans cesso à

« des choses plus grandes et meilleures. » Mais pourquoi cela n'est-il pas plutôt une marque de dissemblance, puisque Dieu au contraire est très-parfait, très-indépendant, très-suffisant à soi-même, étant très-grand et très-bon? Pour ne pas dire que lorsque vous vous concevez dépendant, vous ne concevez pas pour cela tout aussitôt que celui duquel vous dépendez soit autre que vos parents? ou, si vous concevez qu'il soit autre, il n'y a point de raison pourquoi vous vous croyiez semblable à lui, pour ne pas dire aussi qu'il est étrange pourquoi le reste des hommes, ou, si vous voulez, des esprits, ne conçoit pas la même chose que vous, principalement n'y ayant point de raison de croire que Dieu ne leur ait pas empreint l'idée de soi-même comme il a fait en vous. Et certes cela seul est plus que suffisant pour faire voir que ce n'est pas une idée empreinte de la main de Dieu, vu que si cela était, tous les hommes l'auraient empreinte en même façon dans leurs esprits, et concevraient Dieu d'une même façon et sous une même espèce; tous lui attribueraient les mêmes choses, tous auraient de lui les mêmes sentiments; et cependant nous voyons manifestement le contraire. Mais ce n'en est déjà que trop touchant cette matière.

CONTRE LA QUATRIÈME MÉDITATION.

DU VRAI ET DU FAUX.

I. Vous commencez cette Méditation par l'abrégé de toutes les choses que vous pensez avoir été auparavant suffisamment démontrées, et au moyen de quoi vous croyez avoir ouvert le chemin pour porter plus avant nos connaissances. De moi, pour ne point retarder un si beau dessein, je n'insisterai pas d'abord que vous deviez les avoir plus clairement démontrées; ce sera bien assez si vous vous souvenez de ce qui vous a été accordé et de ce qui ne vous l'a pas été, de peur que vous n'en fassiez par après un préjugé.

Continuant après cela votre raisonnement, vous dites qu'il << n'est pas possible que jamais Dieu vous trompe; » et, pour excuser cette faculté fautive et sujette à l'erreur que vous tenez de lui, vous en rejetez la faute sur le « néant, dont vous dites « que l'idée se présente souvent à votre pensée, et dont vous « êtes en quelque façon participant; en sorte que vous tenez

« comme le milieu entre Dieu et lui. » Certes ce raisonnement est fort beau; mais, sans m'arrêter à dire qu'il est impossible d'expliquer quelle est l'idée du néant, ou comment nous la concevons, ni en quoi nous participons de lui, et plusieurs autres choses, je remarque seulement que cette distinction n'empêche pas que Dieu n'ait pu donner à l'homme une faculté de juger exempte d'erreur. Car encore qu'elle n'eût pas été infinie, elle pouvait néanmoins être telle qu'elle nous aurait empêchés de consentir à l'erreur; en sorte que ce que nous aurions connu, nous l'aurions connu très-clairement et très-certainement; et de ce que nous n'aurions pas connu, nous n'en n'aurions porté aucun jugement qui nous eût obligés à en rien croire de déterminé.

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Ce que vous objectant à vous-même, vous dites : qu'il n'y a « pas lieu de s'étonner si vous n'êtes pas capable de compren« dre pourquoi Dieu fait ce qu'il fait. » Cela est fort bien dit; mais néanmoins il y a lieu de s'étonner que vous ayez en vous une idée vraie, qui vous représente Dieu tout connaissant, toutpuissant et tout bon, et que vous voyiez néanmoins quelquesuns de ses ouvrages qui ne soient pas entièrement achevés. En sorte qu'ayant au moins pu en faire de plus parfaits, et ne l'ayant pas fait, il semble que ce soit une marque qu'il ait manqué de connaissance, ou de pouvoir, ou de volonté; et qu'au moins il a été en cela imparfait; que si le sachant et le pouvant il ne l'a pas voulu, il a préféré l'imperfection à ce qui pouvait être plus parfait.

Quant à ce que vous dites, que « tout ce genre de causes qui «< a de coutume de se tirer de la fin n'est d'aucun usage dans « les choses physiques, » vous eussiez pu peut-être le dire avec raison dans une autre rencontre; mais lorsqu'il s'agit de Dieu, il est à craindre que vous ne rejetiez le principal argument par lequel la sagesse d'un Dieu, sa puissance, sa providence et même son existence puissent être prouvées par raison naturelle. Car, pour ne rien dire de cette preuve convaincante qui se peut tirer de la considération de l'univers, des cieux et de ses autres principales parties, d'où pouvez-vous tirer de plus forts arguments pour la preuve d'un Dieu qu'en considérant le bel ordre, l'usage et l'économie des parties dans chaque sorte de créatures, soit dans les plantes, soit dans les animaux, soit dans les hommes, soit enfin dans cette partie de vous-même

qui porte l'image et le caractère de Dieu, ou bien même dans votre corps? Et de fait, on a vu plusieurs grands hommes que cette considération anatomique du corps humain n'a pas seulement élevés à la connaissance d'un Dieu, mais qui se sont crus obligés de dresser des hymnes à sa louange, voyant une sagesse si admirable et une providence si singulière dans la perfection et l'arrangement qu'il a donné à chacune de ses parties. Vous direz peut-être que ce sont les causes physiques de cette forme et situation qui doivent être l'objet de notre recherche, et que ceux-là se rendent ridicules qui regardent plutôt à la fin qu'à l'efficient, ou à la matière. Mais personne n'ayant encore pu jusqu'ici comprendre, et beaucoup moins expliquer, comment se forment ces onze petites peaux qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre ouvertures qui sont aux deux chambres ou concavités du cœur ; qui leur donne la disposition qu'elles ont; quelle est leur nature, et d'où se prend la matière pour les faire; comment leur agent s'applique à l'action, de quels organes et outils il se sert et de quelle façon il les met en usage, quelles choses lui sont nécessaires pour leur donner le tempérament qu'elles ont, et les faire avec la consistance, liaison, flexibilité, grandeur, figure et situation que nous les voyons; personne, dis-je, d'entre les naturalistes n'ayant encore pu jusqu'ici comprendre ni expliquer ces choses et beaucoup d'autres, pourquoi ne nous sera-t-il pas au moins permis d'admirer cet usage merveilleux et cette ineffable providence qui a si convenablement disposé ces petites portes à l'entrée de ces concavités? pourquoi ne louera-t-on pas celui qui de là reconnaîtra qu'il faut nécessairement admettre une première cause, laquelle n'ait pas seulement disposé ainsi sagement ces choses conformément à leur fin, mais même tout ce que nous voyons de plus admirable dans l'univers?

Vous dites qu'il ne vous semble pas que vous puissiez, sans témérité, «< rechercher et entreprendre de découvrir les fins « impénétrables de Dieu. » Mais quoique cela puisse être vrai, si vous entendez parler des fins que Dieu a voulu être cachées ou dont il nous a défendu la recherche, cela néanmoins ne se peut entendre de celles qu'il a comme exposées à la vue de tout le monde, et qui se découvrent sans beaucoup de travail, et qui d'ailleurs sont telles qu'il en revient une très-grande louange à Dieu, comme leur auteur.

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