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avec douceur sur un fond de tristesse sereine. Sous le nom de Cloître de Villemartin, nous avons de nouvelles confessions, mais chastes et humbles, ou, si l'on veut encore, des mémoires sur la vie intérieure de l'auteur, ses regrets, ses pensées, ses vœux, ses espérances, sa philosophie sociale, sa politique même, sa religion surtout, religion sérieuse et vraie, à travers ses préoccupations romaines. Tout cela est caché dans de suaves descriptions d'une nature alpestre et méridionale, tout cela entremêlé d'épisodes familiers et rustiques, pénétré de la senteur aromatique des herbes et de la savoureuse odeur des blés nouvellement moissonnés. L'élégie devient églogue; mais l'églogue, aussi bien que l'élégie, est d'une réalité idéale. Il y a des scènes de grange et de fenil; il y a, sous le manteau de la vaste cheminée, des drames domestiques, qui seraient bien moins touchants s'ils étaient inventés. Il y a aussi des épisodes pathétiques, où la douleur amère, une sorte de pitié irritée, font relief sur la mélancolie paisible dont ce poëme est rempli, comme le cloître auquel il emprunte son nom. Nous devons citer surtout le chant de la Gitane; il est déchirant; mais le baume de la poésie coule sur la blessure à mesure qu'elle s'ouvre. M. Guiraud, qui n'est pas, je crois, un fanatique sectateur de l'art pour l'art, a mieux connu l'art, l'a mieux pratiqué que ceux qui ne jurent que par lui. Il est difficile de mieux choisir ses teintes et de les mieux assortir. Quelques vers nous ont frappé par leur énergie amère, et

néanmoins tempérée; nous les transcrivons ici. Il s'agit d'un vol commis par un bohémien et décou

vert:

Avec effraction, dit, plus tard, la justice!

Double crime!... Messieurs, Gep avait un complice:
A votre tribunal il doit être cité,

La faim... Celui des rois est la nécessité.

Ce qu'on pardonne aux rois, par un retour impie,

Le coupable en haillons aux galères l'expie.

Ne nous dites donc plus, chaque jour, que la loi,
Automate régnant, plane au-dessus du roi :
Votre loi sans mesure et sans intelligence

Porte, empreint sur son front, un cachet de vengeance.
Son bras qu'on fait mouvoir, sur le moindre soupçon,
Ou dresse un échafaud, ou ferme une prison.
O folle humanité !... d'entrailles dépourvue,

On met à la justice un bandeau sur la vue,

En des mots solennels on enchaîne sa voix ;

De peur qu'elle (ne) soit homme, on la rend marbre ou bois;
Tandis que lui donnant, sur la foule asservie,

Droit d'honneur et d'affront, droit de mort et de vie,

Il faudrait lui savoir, à toute heure, en tout lieu,

Un cœur d'homme, un œil d'aigle, et la raison d'un Dieu (1). Les pompes touchantes de la semaine sainte, cette fête annuelle où la Miséricorde embrasse la Justice, viennent à propos, dans le chant qui suit, consoler le cœur encore effrayé de cette justice sans miséricorde. Dans cette histoire sacrée, à laquelle on ne doit rien changer, et qu'il faudrait peut-être se réduire à répéter littéralement, M. Guiraud s'est élevé jusqu'à la simplicité. Les deux strophes suivantes pourront donner une idée de la justesse délicate de son tact en des matières que l'emphase hu

(1) La Gitane.

maine et une admiration irrévérente ont si souvent

profanées :

Mais l'ordre de Pilate à la Vierge confie

Ce corps défiguré de la croix descendu :
Un long tissu de lin sur ses membres sans vie
S'étend avec le nard, à flots purs répandu.
C'est Joseph avec Nicodème,

Qui rendent cet honneur suprême
A ces restes nus et sanglants.

Et sans que sa douleur au murmure s'étende,
Sa mère est à l'écart qui pleure, et se demande
Quel Dieu portaient ses chastes flancs.

Or, dans un roc profond, Joseph d'Arimathie
Possédait un tombeau tout récemment creusé;
Et ce fut là, croyant toute haine amortie,
Que par ses soins pieux le corps fut déposé.
Madeleine, et l'autre Marie,

Que suivait la Vierge attendrie,
S'assirent pleurant, tout auprès;

Puis, vinrent des soldats garder la tombe sainte;
Puis, un énorme bloc scella l'étroite enceinte...
Qui se rouvrit, trois jours après (1).

L'auteur n'est pas tout à fait aussi bien inspiré dans les vers de l'Épilogue ou il s'indigne contre une secte aveugle qui dispute à la Vierge sa couronne étoilée, contre ces faux chrétiens qui voudraient faire du Sauveur méme un fils ingrat comme eux. C'est un langage un peu dur. Il est vrai que, dans les vers suivants, l'auteur veut bien prier la sainte Vierge de pardonner à ces fils ingrats. Nous lui en sommes bien obligé. Nous ne le sommes pas moins de la note qui se rapporte à ces vers. M. Guiraud a plus de mansuétude en prose qu'en vers, et pour cette fois

(1) La Semaine sainte.

nous nous en tiendrons à sa prose; les vers, ici, sont le langage de son imagination, la prose est celui de son cœur. Nous retrouvons l'écrivain que, dans une autre rencontre, nous avons appris à honorer et à aimer (1). Mais cette note, qui ferme notre blessure, laisse ouverte celle que le poëte a faite à la vérité et, si j'ose m'exprimer ainsi, à la logique religieuse. Que dis-je? cette note élargit, envenime la blessure. M. le baron Guiraud, avec une bonne foi bien digne de son caractère et dont son parti lui saura peu de gré, veut bien convenir « qu'à certaines

époques, en certaines circonstances, ces hom<<mages offerts à Marie ont pu prendre une exten«sion déraisonnable peut-être, en apparence, » (tempéraments inutiles, restrictions vaines, petites génuflexions dont on ne lui tiendra aucun compte). Mais, ajoute-t-il, « où serait le danger? où serait le « mal? Craint-on jamais de voir une idole se dres« ser en place du vrai Dieu ? » Sans doute qu'on le craint, et même on le craint toujours, car ce danger est éternel. Élever une idole en place du vrai Dieu ! mais nous ne faisons autre chose. Seulement, cette idole a tantôt un nom, tantôt n'en a point; mais, dans le premier cas, comme dans l'autre, l'idole est notre cœur. Oui, c'est son cœur, son cœur charnel, que le catholique abusé adore sous le nom de la Vierge; c'est à une faiblesse, à un reste d'incrédulité qu'il rend hommage à son insu. Toutes

(1) Allusion à la correspondance entre M. Guiraud et M. Vinet, à la suite des articles de celui-ci dans le Semeur, en 1842, sur la Philosophie catholique de l'histoire. (Éditeurs.)

les adorations, hormis celle du Dieu manifesté en chair, renferment cette idolâtrie. Toutes nous prosternent devant un autel dont notre moi est le Dieu. Si Dieu n'est pas seul adoré, tout sera Dieu bientôt, excepté Dieu lui-même. C'est ce dont nous avons peur, c'est ce que nous ne voulons pas; et l'aspect, déplorable sans doute au jugement de M. Guiraud lui-même, de cette frénésie moderne qui absorbe décidément la religion de Jésus-Christ dans la religion de Marie, nous ouvrirait les yeux, s'il en était besoin, sur la portée et le danger d'une erreur qu'on nous donne pour innocente tout au moins. Elle ne l'est pas en elle-même, car elle fait beaucoup de mal; voyez si, de nos jours, en France même, elle ne supplante pas le christianisme, et osez dire que Bossuet ne repousserait pas ces excès avec la dernière indignation. Elle est encore moins innocente dans les intentions de ceux qui l'accréditent; c'est une des plus ténébreuses iniquités qu'aient jamais concertées les arbitres souverains de la foi romaine ou leurs agents confidentiels. Nous voulons bien, avec tous les siècles, appeler bienheureuse la mère du Sauveur; nous lui vouerons même, de bon cœur, comme à tous les martyrs de la vérité, comme à celle qui voulut bien qu'en vue du salut du monde un glaive lui transperçât l'âme, une respectueuse reconnaissance; mais nous saurons n'être pas ingrats envers elle, sans devenir ingrats envers son Fils; et surtout nous ne croirons jamais, parce que nous ne voulons adorer que lui, le contraindre,

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