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tiques. On a décidé qu'elles seraient enlevées au pont pour être placées sur la place de la Concorde en regard de l'obélisque de Luxor. L'obélisque égyptien sera planté sur cette place, quoi qu'on dise, et en dépit de l'art, du goût et de la perspective.

Du Palais-Bourbon, nous arrivons à l'esplanade des Invalides. Voici la dernière étape du soldat français. C'est Henri IV, le bon soldat, qui a songé le premier à donner un asile aux militaires vieux et mutilés; l'hôtel des Invalides a été élevé par Louis XIV à qui les idées des autres ont toujours si bien profité, et qui a su toujours exécuter avec discernement et magnificence les grands projets qu'il trouvait sur son chemin. On est convenu d'admirer le dôme galonné d'or des Invalides, construit par Mansard.

Devant l'esplanade est un pont suspendu qui mène aux Champs-Élysées. Ce pont des Invalides était tellement invalide la première fois qu'il a été jeté sur la rivière, qu'il s'est laissé cheoir de tout son poids dans l'eau à la première épreuve. On l'a refait plus solidement. Vers cet endroit, le rivage est fréquenté par les amateurs de la pêche à la ligne. C'est là que venait souvent se délasser des travaux du ministère, M. de Corbière, qui affectionnait si fort les bords de la rivière, où il pouvait satisfaire sa double passion de bouquiniste et de pêcheur.

On cite de M. de Corbière un mot charmant à propos de la Seine. Il faut dire d'abord que M. de Corbière était doué à un degré peu ordinaire de cette paresse qui tient au tempérament des gens d'esprit. Quelqu'un lui disait un jour : « La Seine ne sort jamais de son lit.-Elle est bien heureuse, » répondit-il.

Près du pont des Invalides se trouvent la pompe à 'feu du Gros-Caillou, qui fournit de l'eau à la partie méridionale de Paris, et la Manufacture de tabacs. Nul établissement n'a été chargé de plus de malédictions que ce dernier. Quel homme a dans sa vie fumé un cigare légal sans maudire la régie? Mais la régie n'en tient compte, et élève fièrement son hôtel sur la rive gauche la Seine, tandis que la Brinvilliers, moins empoisonneuse mille fois, a été brûlé sur la rive droite. Depuis que le cigare est entré dans les habitudes des hommes élégans, la régie s'est empressée d'exploiter cette fashionable fantaisie;

on demandait des cigares de la Havane, elle en a vendu à vingt centimes. Mais quels cigares, grand Dieu! Est-il possible de mystifier plus outrageusement l'honnête fumeur, qui croit sur la foi des traités allumer un cigare des grandes Antilles! Dans une feuille de tabac, la régie roule un hachis de je ne sais quelles herbes; tous les légumes lui sont bons: elle y met du chou et du navet, et puis elle nous présente effrontément, comme venant de l'île de Cuba, ses cigares à la julienne! C'est là un affreux abus; non-seulemenf il offense le goût, mais encore il peut nuire à la santé. Voilà ce qui jette dans les bras de la fraude tant de fumeurs désespérés. Voilà pourquoi, le monopole nous empoisonnant, nous nous écrions: « La contrebande est le plus sain des devoirs ! »

Passons maintenant au Champ-de-Mars qui se développe devant l'École-Militaire : immense plateau où ont lieu les grandes manœuvres des troupes et les courses de chevaux. C'est là que se sont immortalisés les rapides coursiers et les habiles jockeis de lord Seymour, du comte Demidoff, et de M. Rieussec, si malheureusement tombé le mois dernier sous la mitraille de

Fieschi!

Le Champ-de-Mars est célèbre dans nos fastes politiques par la fête de la Fédération; au milieu de cette vaste place, un autel avait été élevé, et M. de Talleyrand, alors évêque d'Autun, épigrammatiquement choisi par la cour pour y célébrer la messe, rencontrant auprès de l'autel M. de Lafayette, commandant de la garde nationale, lui dit ces paroles devenues célèbres : « Ah! ça, je vous en prie, mon cher, ne me faites pas rire ! >>

Si le Champ-de-Mars rappelle un mot philosophique de M. de Talleyrand, le pont d'Iéna rappelle un mot héroïque de Louis XVIII. Ce nom de pont d'Iéna consacrant le souvenir d'une victoire sur les Prussiens, le général Blucher eut, en 1815, l'idée de le faire sauter. Louis XVIII lui dit : <«< Le jour où vous ferez sauter le pont d'Iéna, j'irai me mettre dessus.

L'eût-il fait ? peu importe ; d'autant mieux que Louis XVIII était un homme d'esprit et non un homme d'action ; l'héroïsme n'était pas dans ses attributions; Panurge et la Charte constitutionnelle suffisaient à sa gloire. En tout cas, le mot est resté pour faire nombre avec toutes ces belles et souveraines

paroles que les rois disent toujours sans qu'ils s'en doutent. Au pont d'Iéna, Paris finit, et la Seine continue son chemin vers le Hâvre, laissant aux filets de Saint-Cloud tout ce qu'elle emportait de Paris.

PAUL VERMOND.

UNE MÈRE.

Pauvre mère, aujourd'hui sous sa tombe oubliée!
Je me souviens du jour qu'elle s'est mariée ;
Elle enfant de seize ans, moi tout petit enfant.
Entre ces jours lointains qui s'effacent souyent,
Quelque chose en mon cœur sans doute le protége;
Ce jour vieux de trente ans. C'était un jour de neige,
Gris, triste, comme sont beaucoup de jours d'hiver :
Pourtant je m'en souviens comme du jour d'hier.
Je me souviens du prêtre et de sa longue messe
De l'orgue qui chantait, de la sainte promesse
Que firent les époux: je me souviens aussi
Des pauvres tout joyeux qui leur criaient merci.
Enfin, dans ce passé si lointain et si sombre,

Ce jour seul luit encor parmi des jours sans nombre,
Dans un oubli sans fond par le temps dévorés.
Et puis pendant quinze ans nous fûmes séparés.
Lorsque je la revis elle était encor belle :

Mais déjà quatre enfans se pressaient autour d'elle;
Et moi jeune homme alors aux turbulens désirs,
J'aimais le bal, le jeu, les chevaux, les plaisirs ;
Je courais dans ma vie et ne m'arrêtais guère
A cette vie assise où se plaît une mère.

Et cependant nos cœurs sans s'être rien promis
Se comprenaient tout bas et se sentaient amis.
J'étais près d'elle au jour de sa première épreuve,
Jour de fatal présage où le ciel la fit veuve !
Enfin, depuis ce temps, où beaucoup de douleurs
L'ont vite et durement accoutumée aux pleurs,

Je la voyais souvent, et souvent sa souffrance
A mes discours amis reprenait espérance.

Lorsque, voilà huit jours, un billet de sa main
Me dit : « Venez ce soir... sinon ce soir, demain...
Sinon demain... Enfin venez, oh! venez vite. »
Avec ce ton pressant le malheur seul invite ;
J'y cours et je la trouve assise au coin du feu,
Faible, pâle, roulant des pleurs dans son œil bleu :
Elle me tend la main, me désigne une place:

- Mon ami, me dit-elle, écoutez-moi, de grace. « Voilà cinq ans passés j'avais mes quatre enfans; «Tous quatre, enfans chéris, purs, nobles, beaux, charmans. « Le jour où Charles dix, que je n'ose maudire,

«De la guerre civile alluma le délire,

"Les deux aînés sont morts! le plus jeune au milieu

«Du peuple souverain dont il faisait son Dieu;
«L'autre esclave hautain de son ame loyale
«Sous l'uniforme bleu de la garde royale.
«Ma fille (pour cela, souvent j'ai bien grondé)
«Préférait l'officier au bel habit brodé ;
«Et le fils qui me reste avait pour l'autre frère
« Un culte mérité par une vie austère ;

« Mais quand d'un seul linceul tous deux furent parés,
<< Leurs larmes n'eurent plus de frères préférés.
«Chacun n'a que six pieds sous la terre fatale
<< Et chacun eut de nous une douleur égale!
« Pourtant de mes enfans le chagrin s'envola;
« Le temps et leur jeunesse aussi les consola :
«Et moi qui leur voulais des jours purs et prospères
<< Je gardai pour mes nuits mes larmes solitaires.
<< Vous vous le rappelez, nous étions presque heureux.
«Alors, vint ce fléau meurtrier, ténébreux,
<< Comme un noir assassin dépeuplant la famille.
«Dans mes bras, en une heure, il me tua ma fille !
<< Comme une fleur coupée au pied, comme un oiseau
<< Atteint au cœur, la pauvre enfant mourut !... Fléau
« Qui ne m'as pas voulu prendre, moi pauvre femme,
<< Vieille de corps, brisée, et bien plus vieille d'ame,
« Pourquoi donc m'as-tu pris ma belle et jeune enfant ?

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