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pets pour voir couler l'eau ; les étrangers y accouraient pour admirer un magnifique point de vue, le Pont-Neuf jouissait de cette vogue au temps où les Gascons florissaient à Paris. Les bons contes de ce temps-là ont tous le Pont-Neuf pour théâtre, et un Gascon pour héros. Si l'on jouait un tour piquant à quelque nouveau débarqué, le mystificateur était un Gascon; si l'on volait à un paysan le cheval qu'il tenait entre les jambes, le voleur était un Gascon; s'il se disait un bon mot, s'il se pratiquait une bonne escroquerie, un Gascon en était toujours l'auteur; les Gascons excellaient surtout dans l'art d'escamoter les pistoles des gens ingénus ou distraits; de là cet aphorisme: La poche d'autrui est le gant du Gascon.

Parmi les divertissemens que le Pont-Neuf offrait à la foule qui le fréquentait, il faut mettre en première ligne le tréteau de Tabarin et la parade de Brioché. C'étaient les deux théâtres et les deux gazettes du temps; toute la comédie et toute la politique de l'époque passaient par-là: politique et comédie pour lesquelles il n'y avait ni censure ni cautionnement, et qui pouvaient faire de l'opposition et représenter des caricatures tout à leur aise, sans craindre l'interdiction ni l'amende. Jamais en ce temps-là on n'aurait pensé à demander à Tabarin deux cent mille francs de cautionnement, et à déporter Brioché à Pondichéri. C'était le bon temps.

Les curieux admiraient sur le Pont-Neuf la Samaritaine, placée sur la seconde arche du côté du Louvre ; c'était un édifice assez vaste qui contenait une pompe et une horloge. Son nom lui venait d'un sujet évangéliqne sculpté sur sa façade. Au-dessous du cadran de l'horloge tombait une nappe d'eau; la Samaritaine offrait le modèle monumental de ces pendules modernes dont le mouvement fait manœuvrer un morceau de crístal imitant le jet d'une fontaine.

La Samaritaine a été démolic, les tréteaux de Tabarin et de Brioché n'existent plus, les Gascons ont vu leur règne finir avec le ministère Villèle, le beau monde s'est porté ailleurs, toute cette splendeur et toute cette vogue du Pont-Neuf ont disparu; avec la statue d'Henri IV, son ornement fondamental, il ne lui reste plus que le mérite d'être le seul pont de Paris où soient bâties des boutiques.

Le quai des Augustins, qui est le plus ancien de Paris et dont

toutes les boutiques sont habitées aujourd'hui par des libraires, se termine au Pont-Neuf; il est continué par le quai Conti. A a place de l'ancien hôtel Conti, s'élève l'Hôtel-des-Monnaies, d'une figure imposante et dont la façade est surmontée par six statues : la Loi, la Force, l'Abondance, la Paix, le Commerce et la Prudence.

Chacune de ces statues, placée là, représente une double allégorie. La statue de la Loi signifie qu'avec des lois on a de l'argent et qu'avec de l'argent on a des lois. Ainsi des autres.

A côté de l'Hôtel-des-Monnaies s'élève le palais de l'Institut, autrefois le collége des Quatre-Nations, fondé par le testament de Mazarin. C'est là que l'Académie française a son siége. L'Académie côte à côte avec la Monnaie, voilà assurément un fort agréable texte de plaisanteries, à une époque surtout où la littérature académique peut à bon droit passer pour tant soit peu vénale. Un autre rapprochement non moins curieux, c'est que l'Académie est assise à la place même où s'élevait la tour de Nesle. On abattit ce qui restait de cette tour pour construire le collége des Quatre-Nations.

Entièrement détruite en 1662, la tour de Nesle a été réédifiée dans la littérature moderne par notre spirituel collaborateur et ami, Roger de Beauvoir, et éditée par le libraire Fournier, rue de Seine, sur l'emplacement même qu'occupaient les dépendances de la tour, appelée le Séjour de Nesle. Les chapitres si intéressans et si dramatiques de l'Écolier de Cluny, taillés en pièce et transportés au théâtre de la Porte-Saint-Martin avec un grand succès, ont donné lieu à bien des orages littéraires ! Qui sera déclaré l'auteur du drame? M. Gaillardet, M. Dumas ou M. ***? Mettra-t-on les étoiles avant M. Gaillardet ou bien M. Gaillardet à la suite des étoiles? De là, attaques violentes dans les journaux, procès, duel; après quoi la question s'est trouvée encore irrésolue, et cette glorieuse paternité est demeurée en litige, sans que M. Roger de Beauvoir, spectateur insouciant de tout ce démêlé, daignât se baisser pour en ramasser la plus belle part, qui lui revenait de droit.

Le Pont-des-Arts conduit du palais de l'Institut au quai du Louvre; c'est le pont le plus léger, le plus élégant, et le seul de Paris sur lequel on ne passe pas en voiture. Sans doute il y a ici allégorie comme dans les statues de la Monnaie, et, en inter

disant le Pont-des-Arts aux voitures, on a pensé que les arts n'allaient qu'à pied.

De l'Institut au Pont-Royal, sur le rivage du petit et du grand Pré-aux-Clercs, deux quais modernes conservent tout ce qui nous reste du XVIIIe siècle. L'un, le quai Malaquais, de la rue de Seine à la rue des Saints-Pères, vend aux amateurs les meubles de Boulle, les chinoiseries, le vieux Sèvres et les trumeaux de Mme de Parabère et de Mme de Pompadour. L'autre quai, de la rue des Saints-Pères à la rue du Bac, porte le nom du grand écrivain dans lequel le XVIIIe siècle s'est si précieusement et si spirituellement résumé. Sur ce quai, au coin de la rue de Beaune, est la maison du marquis de Villette, où Voltaire est mort, où s'est terminée, après tant de triomphes et d'apothéoses, cette carrière unique en grandeur et en gloire dans les fastes de la littérature. Il y a peu d'années encore que les fenêtres du premier étage de cette maison étaient toujours fermées : c'étaient les fenêtres de l'appartement de Voltaire. Get appartement était resté dans l'état où il se trouvait lorsque le grand homme y rendit le dernier soupir ; les curieux venaient le visiter respectueusement.

L'angle de la rue des Saints-Pères, où finit le quai Malaquais, est formé par l'ancien hôtel de Bouillon qui logea naguère l'opulente prospérité du libraire Ladvocat. L'autre angle, qui commence le quai Voltaire, est occupé par l'hôtel Vigier. M. Vigier peut voir de ses fenêtres trois de ces établissemens de bains qui ont rendu son nom européen. Cet honorable industriel qui lave à l'eau chaude la moitié de Paris, possède un quatrième établissement thermal, près de l'Ile Saint-Louis, au bas du pont Marie. En face de la rue des Saints-Pères, on vient d'achever un pont de fer qui aboutit au quai du Louvre.

Au lieu des tours pittoresques groupées par Philippe-Auguste et ses continuateurs, le Louvre maintenant déroule au bord de l'eau une façade lourde, longue et monotone. On y montre quelque part, en face de la rue des Petits Augustins, le balcon d'où Charles IX, à ce que prétendent plusieurs historiens, tira l'arquebuse sur son peuple, la nuit de la Saint-Barthelemy. Le mieux est de ne pas croire à cette anecdote. On a beaucoup calomnié Charles IX.

Jusqu'au Pont-Neuf, la Seine, étroite et partagée, n'est guère occupée çà et là que par des bateaux de blanchisseuses ou des bateaux de charbon. Du Pont-Neuf, où ses deux bras se confondent, jusqu'au Pont-Royal, son magnifique bassin est couvert de constructions; c'est comme une ville de bois bâtie sur la rivière. Pour peu que cela continue, il va devenir impossible de se jeter à l'eau du Pont-Neuf, du Pont des Arts, du Pont du Carrousel et du Pont-Royal, les quatre ponts les plus fréquentés par le désespoir.

Les jeunes gens d'autrefois se souviennent que, du temps de leur adolescence, il n'y avait à Paris d'autre école de natation que le bain du Terrain, situé à l'extrémité de la Cité, près des murs de l'Archevêché. Cette école existe encore; c'est un bain à quatre sous ; à Paris on peut nager dans un endroit clos pour le prix de deux voies d'eau. Le bain à quatre sous est tiré à plusieurs exemplaires sur la Seine. Vers le Pont-Neuf, les écoles de natation sont en grand nombre; il y en a pour toutes les fortunes et pour tous les sexes: car les femmes aussi se livrent à cet exercice, peut-être pour se donner le plaisir de remonter le courant. Une école de femmes est d'un accès aussi difficile que le sérail du grand sultan; un plafond de toile, hermétiquement fermé, interdit aux indiscrets flâneurs des quais et des ponts, le coupable plaisir de plonger un regard téméraire dans le nautique gynécée. Du reste, le costume adopté par les baigneuses est de la plus stricte décence; elles portent un pantalon qui tombe jusqu'à la cheville, une camisole qui monte jusqu'au cou, et leur chevelure est emprisonnée dans une coiffe de taffetas gommé. Avec cela on peut braver toute espèce d'indiscrétion.

De toutes les écoles de natation d'hommes, la mieux achalandée est celle de Deligny, sous le quai d'Orsay, près du pont de la Concorde. Pendant l'été, tous les jours, après l'heure de la bourse, vous trouverez à l'endroit du quai où l'on descend à l'école de Deligny, autant de cabriolets et de tilburys qu'avant l'heure de la bourse vous aurez pu en voir rue Laffitte, à la porte de l'hôtel Rotschild. Ce sont les équipages des baigneurs fashionables.

Après le Louvre et le château des Tuileries, la rive droite de la Seine ne présente, plus aucun édifice; elle est inhabitée et

s'étend sous les arbres du jardin des Tuileries et des ChampsÉlisées jusqu'au pont d'Iéna. Dans ce même espace, la rive gauche possède encore plusieurs monumens.

Le quai d'Orsay succède au quai Voltaire; il doit son nom, comme tant d'autres quais, places et rues de Paris, à un prévôt des marchands. Nous y trouvons d'abord l'ancien hôtel des Gardes-du-Corps, qui n'a fait que changer d'uniforme, et qui est toujours une caserne de cavalerie. Puis voici le plus énorme édifice de Paris; c'est le nouvel hôtel du ministère de l'intérieur ; les ouvriers y mettent la dernière main. Cette colossale bâtisse écrase tous les environs. A côté, l'hôtel de la Légiond'Honneur fait la plus triste figure du monde. Ce pauvre petit hôtel de Salm, qui a vu de si belles fêtes du temps du directoire, et où il y a quelques jours l'infortuné maréchal Mortier était exposé sur son lit funèbre, n'est qu'une bicoque auprès de son prodigieux voisin. Les arbres des Tuileries sont dominés par ce monstrueux monument; auprès de lui, le pavillon Marsan, si hautement coiffé, paraît une maisonnette. Nous n'avons rien qui puisse se mesurer avec ce ministère ; c'est le plus gigantesque pâté de moellons qui se puisse voir; on y logerait le budget en pièces de cinq francs; M. le ministre de l'intérieur (1) y sera certainement fort à l'aise.

En suivant le quai d'Orsay sous les jardins des beaux hôtels de la rue de Lille, on arrive au Palais-Bourbon où la Chambre des Députés tient ses séances. Le temple législatif est gardé par quatre sentinelles : l'Hospital, Sully, Daguesseau et Colbert qui seraient beaucoup mieux placés dedans que dehors, et que nous aimerions bien mieux voir assis au banc des ministres que dans leurs stalles de pierre. En voyant ces quatres figures respectables, symboliquement placées à la porte du PalaisBourbon, on ne peut s'empêcher de penser que la marchandise ne vaut pas l'enseigne.

Le pont de la Concorde, en face de la Chambre des Députés, est chargé de douze statues représentant une douzaine des plus grands hommes que la France ait produits : quatre généraux de terre, quatre ministres et quatre grands hommes de mer. Ces statues, de taille surhumaine, sont l'objet de bien des cri

(1) M. Thiers.

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