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» prend son rang d'homme de mérite ». « C'est» à-dire sans figure, continue notre censeur, que » l'Académie a été forcée à recevoir la Bruyère, » qu'elle y a consenti; le temps que Pelisson a prédit étant arrivé que l'Académie, par une politique mal entendue, ne voulant pas aller au>> devant des grands hommes pour les faire entrer >> dans sa compagnie, se laisseroit entraîner par les » brigues, et donneroit malgré elle, à la faveur, » ce quelle ne vouloit pas accorder par son choix, à la capacité et au mérite ».

La jolie manière de raisonner que voilà! Que vous êtes, Vigneul-Marville, un rude joueur en critique, et que je plains le pauvre la Bruyère de vous avoir pour ennemi! Permettez-moi, Monsieur, de vous adresser les mêmes paroles (1) dont Elise se sert en parlant à Climène dans la critique de l'Ecole des femmes, car vous jouez admirablement bien le personnage de cette Précieuse. Aussi bien qu'elle, vous avez des lumières (2) que les autres n'ont pas, vous vous offensez de l'ombre des choses, et savez donner un sens criminel aux plus innocentes paroles. Pardon de l'application. Mais pour parler plus sérieusement, de quel droit ce

(1) Paroles tirées de la critique de l'Ecole des femmes, et appliquées au présent sujet.

(2) Voyez la critique de l'Ecole des femmes, scène II.

dangereux critique vient-il empoisonner des paroles aussi innocentes que celles qu'il nous cite du livre de la Bruyère? Qui lui a révélé que c'est de la Bruyère qu'il faut les entendre, plutôt que de toute autre personne qui commence à s'élever dans le monde? La Bruyère le lui a-t-il dit en confidence? Mais comment l'auroit-il fait, puisque dans son discours à l'Académie il déclare expressément et sans détour qu'il n'a employé aucune médiation pour y être admis? « Vos voix seules, dit-il à »ces Messieurs, toujours libres et arbitraires, » donnent une place dans l'Académie Françoise: » vous me l'avez accordée, Messieurs, et de si bonne » grace, avec un consentement si unanime, que » je la dois et la veux tenir de votre seule magni»ficence: il n'y a ni poste, ni crédit, nî richesses, » ni`autorité, nì faveur qui aient pu vous plier » à faire ce choix. Je n'ai rien de toutes ces choses.. » Tout me manque. Un ouvrage qui a eu quelque » succès par sa singularité, et dont les fausses et » malignes applications pouvoient me nuire auprès » des personnes moins équitables et moins éclairées. » que vous, a été toute la médiation que j'ai employée, et que vous avez reçue ».

Peut-on croire que la Bruyère cût parlé de de cette manière, s'il eût été reçu dans l'Académie à la recommandation du Prince? n'auroit-ce pas été en lui une hardiesse et une ingratitude insup

portables? Il y a apparence que si Vigneul-Marville çût lu ce discours de la Bruyère, il ne décideroit pas si hardiment que c'est à la faveur du Prince qu'est due sa réception dans l'Académie Françoise. Mais je me trompe, il l'a lu, et y a vu que la Bruyère y déclare nettement qu'il n'a employé aucune médiation pour être regu dans l'Académie Françoise, que la singularité de son livre. Ce sont les propres termes de Vigneul - Marville, page 348 de ses Mélanges d'Histoire et de Littérature, Mais ce terrible censeur ne se rend pas pour si peu de chose. «Comme la Bruyère (*), ajoute-t-il, dit le contraire » dans ses Caractères, et qu'il avoue que ç'a été par » la faveur du Prince, qui, s'étant déclaré, a fait >> déclarer les autres; je m'en tiens à cette parole, » qui, étant la première qui lui soit venue à la » pensée, doit être la meilleure, selon ses règles ». Peut-être embarrasseroit-on bien Vigneul-Marville, si on le prioit de prouver que l'endroit des Caractères qu'il a en vue, n'a été imprimé qu'après que la Bruyère a été reçu dans l'Académie Françoise. << Tout le monde s'élève contre un homme qui » entre en réputation à peine ceux qu'il croit » ses amis, lui pardonnent-ils un mérité naissant : » on ne se rend qu'à l'extrémité, et après que » le Prince s'est déclaré par les récompenses » C'est-à-dire sans figure, si nous en croyons Vigneul(*) Pages 348 & 349.

:

Marville, que l'Académie a été forcée à recevoir la Bruyère. Quelle chûte! Quelle explication, bon Dieu! Ne diroit-on pas qu'une place dans l'Académie vaut un gouvernement de province ? Il a bien raison d'écarter la figure: car autrement, qui se seroit jamais avisé d'entendre, par le terme de récompense, une place dans l'Académie Françoise ? Mais pour qui nous prend ce sévère critique? Croit-il donc être le seul qui ait lu l'histoire de l'Académie, où tout le monde peut voir (*) que les avantages qui sont accordés aux membres de` cette illustre compagnie, se réduisent à être exceptés de toutes tutèles et curatèles; de tous guets et gardes, et à jouir du droit de faire solliciter par commissaires Les procès qu'ils pourroient avoir dans les provinces éloignées de Paris? C'est si peu de chose, que Pelisson s'étonne qu'on n'eût pas demandé, outre ces privilèges, l'exemption des tailles, qu'apparemment on auroit obtenue sans peine. Mais que la place d'Académicien soit une des plus importantes du royaume, où est-il parté de la Bruyère dans l'endroit des Caractères que nous cite Vigneul-Marville? Qu'y a-t-il là qu'on puisse lui appliquer plutôt qu'à tout homme de mérite que le prince s'avise d'élever à quelque poste considérable? N'y a-t-il donc en France que la Bruyère dont les belles qualités aient été en butte à l'envie, dès qu'elles ont

(*) Pages. 43, 44, &c. de l'édition de Paris, 1701.

commencé d'éclater dans le monde? Notre siècle est donc beaucoup plus raisonnable que les siècles précédens, qui nous fournissent tant d'exemples d'une maligne jalousie.

Je me suis un peu trop étendu sur cet article; car il suffisoit de proposer les fondemens de la critique de Vigneul-Marville, pour en montrer la foiblesse. Mais j'ai été bien aise de faire voir, par cet exemple, dans quels inconvéniens s'engagent ces censeurs passionnés, qui veulent, à quelque prix que ce soit, décrier les personnes ou les ouvrages qui n'ont pas le bonheur de leur plaire. Aveuglés par ce desir, ils prennent tout à contre-sens, censurent au hazard les paroles les plus innocentes, blâment hardiment les meilleurs endroits d'un ouvrage, sans s'être donné la peine d'en pénétrer le véritable sens, et par-là s'exposent eux-mêmes à la censure de tout le monde.

Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui n'étant bons à rien cherchez sur tout à mordre :
Vous vous tourmentez vainement.

Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?

Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.

Fables choisies de la Fontaine, liv. V, fab. XVI.

A

VIII. Ce que notre censeur ajoute pour achever le prétendu portrait de la Bruyère, ne sauroit être mieux fondé que ce que nous venons de réfuter,

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