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» un appartement à l'hôtel de...... Il n'y avoit » qu'une porte à ouvrir, et qu'une chambre proche

du ciel, séparée en deux par une légère tapis» serie ». Que signifie tout cela? Parce que la Bruyère étoit mal logé, étoit-il moins louable d'être civil, doux, complaisant et officieux ? Qu'auroit donc dit Vigneul-Marville contre Socrate qui étoit beaucoup plus mal partagé des biens de la fortune que la Bruyère? Se seroit-il moqué de sa modération, de sa bonté, de sa douceur, de sa complaisance.... sous prétexte que n'ayant pas de quoi faire le grand seigneur dans Athènes, ce n'étoit pas merveille qu'il prît le parti de se faire valoir par des manières conformes à sa condition? Mais Vigneul-Marville se trompe, s'il croit que, dès-là qu'un savant n'est pas à son aise dans ce monde, il en soit plus souple, plus civil, plus obligeant et plus humain: car on voit tous les jours des savans plus incivils, plus fiers, plus durs et plus rébarbatifs que le financier le plus farouche. Il y a de bonnes qualités qui ne sont jamais parfaites, quand elles sont acquises, comme l'a remarqué le duc de la Rochefoucault. De ce nombre est la bonté, la douceur et la complaisance. Du reste, ce caractère que la Bruyère donne au philosophe, sous son nom, ou plutôt, en le faisant parler lui-même, n'est pas plutôt son caractère que celui que doit avoir tout homme de bon sens

qui a l'ame bien faite. Or, tel est le véritable phi losophe qui, voulant vivre en société dans ce monde, n'a pas de peine à comprendre qu'il n'a rien de meilleur à faire que de tâcher de gagner l'amitié des hommes par toute sorte de bons offices. Ses avances ne sont pas perdues. Il en recueille bientôt le fruit avec usure. Ce qui fait voir, pour le dire en passant (*), que bien loin de s'effrayer, ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie. Car, comme dit la Bruyère, de qui j'emprunte cette réflexion, la philosophie convient à tout le monde : la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes, et à toutes les conditions.

VI. La faute que commet ici Vigneul-Marville volontairement ou par ignorance, de prendre historiquement et à la lettre ce que la Bruyère a voulu dire de tout homme d'étude qui a soin de cultiver sa raison, lui donne un nouveau sujet de déclamer sur ce que la Bruyère dit ailleurs sous la personne d'Antisthène, pour représenter la triste condition de plusieurs fameux écrivains, qui, comme dit Boileau,

N'en sont pas mieux refaits pour tant de renommée.
Sat. I, v. 6.

Mais si la Bruyère n'a pas été fort à son aise dans ce monde, comme Vigneul-Marville nous en (*) Chap. XI, de l'Homme.

le

assure, il n'en est que plus estimable d'avoir trouvé moyen de se perfectionner l'esprit au point qu'il a fait, malgré les distractions et les chagrins que cause la nécessité indispensable de pourvoir aux besoins de la vie. Il a eu cela de commun avec plusieurs écrivains célèbres, qui, à la honte de leur siècle, dont ils ont été l'ornement, ont vécu dans une extrême misère. Vigneul-Marville nous donne lui-même une liste assez ample de ces savans nécessiteux; et bien loin de se jouer de leur infortune, il en paroît touché, comme on peut le voir par ce qu'il nous dit du Ryer (1). Pourquoi n'a-t-il pas la même humanité pour la Bruyère ? Il semble que ce critique ne l'insulte de cette manière que pour avoir occasion de nous dire que c'étoit un auteur forcé. «La Bruyère (2), dit-il, décrit » parfaitement bien son état dans la page 448 (3) » de la neuvième édition de son livre, où, sous » la figure d'un auteur forcé, qui est encore un » autre de ses caractères, il se fait tirer à quatre » pour continuer d'écrire, quoiqu'il en meure » d'envie ».

Je ne sais ce que Vigneul - Marville entend par un auteur forcé. Mais pour moi, je croirois

(1) Page 193.

(2) Page 328, &c.

(3) Page 96 et fuiv. du tome II de cette édition.

qu'on pourroit appeller ainsi ces écrivains qui ne pensent rien d'eux-mêmes, ces compilateurs de fadaises, d'historiettes, et de bons mots fort communs, et que tout autre a autant de droit de transcrire qu'eux; auteurs faits à la hâte, qui ne disent rien qu'on ne puisse mieux dire, dont le style plein de négligences et de méchantes phrases proverbiales n'a rien d'exact, de poli, de vif et d'engageant, en un mot, qui sont toujours prêts à publier des livres nouveaux qui, ne contiennent rien de nouveau. On voit bien que je veux parler des livres terminés en ana, ou qui sans être ainsi, terminés, leur ressemblent parfaitement. Je ne sais si des écrivains qui depuis quelque temps remplissent les boutiques des libraires de ces sortes, de compilations, sont tous des auteurs forcés, comme parle Vigneul-Marville; mais une chose dont je suis bien assuré, c'est qu'il n'y a qu'une extrême misère qui puisse les excuser de prostituer ainsi leur réputation par des ouvrages si puériles.

Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre.
MOLIÈRE, Misanth. act. F, sc. II.

Et cela même n'est pas une fort bonne excuse si nous en croyons le P. Tarteron, qui dit plaisamment dans la préface qu'il a mise au-devant de Perse et de Juvenal, qu'en fait d'impression, it

Pour prendre de la main d'un avide imprimeur,

Celui de ridicule et misérable auteur.

Misanth. act, I, sc. II.

Mais il faut revenir à Vigneul-Marville, de peur. qu'il ne crcie qu'on le néglige.

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VII. Après avoir dit, je ne sais sur quel fondement, que la Bruyère étoit un auteur forcé, il nous apprend (1)« qu'à la fin, son mérite illustré par les souffrances, a éclaté dans le monde. » Les gens ont ouvert les yeux, ajoute-t-il la » vertu a été reconnue pour ce qu'elle est, et la » Bruyère changeant de fortune, a aussi changé » de caractère. Ce n'est plus un auteur timide qui » s'humilie dans sa disgrace; c'est un auteur au» dessus du vent, et qui s'approchant du soleil, » morgue ceux qui l'ont morgué, et découvre » leur honte par cette narration » : <<< Tout le » monde s'élève contre un homme qui entre en » réputation (2): à peine ceux qu'il croit ses amis, » lui pardonnent-ils un mérite naissant, et une » première vogue qui semble l'associer à la gloire » dont ils sont déjà en possession. L'on ne se rend qu'à l'extrémité, et après que le Prince s'est déclaré par les récompenses: tous alors se rap»prochent de lui, et de ce jour-là seulement il (1) Mélanges, page 329.

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(2) Parcles de la Bruyère, chap. XII, intitulé: des jugemens, pag. 96.

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