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deffein que la Nature s'y fait voir toujours femblable à elle-même.

Mais fi la Nature, s'éloignant de fes fentiers battus, produit un compofé moral ou physique affez étrange, pour nous perfuader qu'elle y a mis une expreffe intention de fe furpaffer ellemême, ou de ne pas fe reffembler; ce procédé, dont les moyens nous font inconnus, nous étonne & devient un prodige à nos yeux. Voilà donc dans la Nature même une forte de merveilleux connu fous le nom de prodiges.

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Si la feinte paffe les moyens & les facultés que nous attribuons à la Nature; fi elle emploie d'autres refforts d'autres mobiles que les fiens ; fi au lieu de la chaîne qui lie les événemens & de la loi qui les dispose, elle établit des intelligences pour y préfider, & des causes libres pour les produire ; ce nouvel ordre de chofes nous étonne encore davantage, & c'eft ici le merveilleux furnaturel & par excellence.

Je diftinguerai donc deux fortes de merveilleux, l'un en deçà, l'autre au delà des limites.

de la Nature.

Nous regardons comme un prodige, ou comme une merveille de la Nature, tout ce qui porte la marque d'une application particuliere qu'elle a mife à le former. Cette idée attire

toute l'attention de l'ame par la furprise & l'étonnement. Mais pour vous faire imaginer la Nature appliquée à former un prodige, il faut d'abord que l'objet en foit digne à nos yeux, par l'importance que nous y attachons ; & de plus, que les moyens que la Nature a mis en œuvre, nous foient inconnus ou cachés, comme les cordes d'une machine. Dès que nous les appercevons, l'illufion fe diffipe, & au lieu d'un fpectacle étonnant ce n'eft plus qu'un fait

ordinaire.

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La Nature aux yeux de la raifon, n'est jamais plus étonnante que dans les petîts objets : In arctum coaca rerum naturæ majeftas, je le Pline l'anfais, mais ce n'eft point à la raison que s'adreffecien la Poéfie; c'est à l'imagination. Or celle-ci ne peut fe figurer la Nature férieufement appliquée à produire un papillon. Ariftote l'a dit : la beauté fenfible n'eft pas dans les petites chofes. Elle confifte dans une compofition réguliete & harmonieufe, qui, pour se développer aux yeux, exige une certaine étendue : or l'imagination fe décide fur le témoignage des fens; ce qu'ils n'apperçoivent qu'en petit ne fauroit donc lui paroître digne d'occuper la Nature. Les plus grands génies. ont penfé quelquefois à cet égard comme le

vulgaire: Magna dii curant; parva negligun (dit Cicéron, ) & il en donne pour raifon l'exemple des Rois: Nec in regnis quidem Reges omnia minima curant, « Comme fi à ce Roi là » (dit Montagne) c'étoit plus & moins de » remuer un Empire ou la feuille d'un arbre, " & fi fa providence s'exerçoit autrement, incli» nant l'événement d'une bataille, que le faut » d'une puce. » Il refulte cependant de cette façon de concevoir commune au plus grand nombre, que le merveilleux dans les petites chofes doit être renvoyé aux Contes des Fées, fi la Poéfie en fait ufage, ce ne doit être qu'en badinant.

&

que

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Quant aux moyens que la Nature emploie pour opérer un prodige, s'ils font connus, il faut les déguifer, en éloigner l'idée, & par des circonftances nouvelles, nous dérober la liaison de la caufe avec les effets.

La comete qui parut à la mort de Jules-Céfar, fut un prodige pour Rome. Si fa révolution eût été calculée & fon eliypfe décrite, ce n'eût été qu'une planette comme une autre, qui eût fuivi le branle commun; mais qu'eût fait le Poête alors? Il eût donné à la chevelure de cette comete une forme étrange, un immenfe volume; & dans

fes feux redoublés à l'approche de la terre, il eût marqué l'intention de le Nature d'épouvanter les Romains.

L'aurore boréale a pu donner autrefois, comme l'observe un Philosophe célebre, l'idée de l'affem- M. de blée des Dieux fur l'Olimpe. Aujourd'hui, qu'elle Mairan. eft au nombre des phénomenes les plus communs, elle attire à peine les regards du peuple; mais qu'un Poête fût aggrandir l'image de ces lances de feu, que femble darder une invisible main, des bords de l'horifon jufqu'au milieu du ciel, & appliquer ce phénomene à quelque événement terrible; il reprendroit, même à nos yeux, le caractere effrayant de prodige.

Il est tout fimple que dans les ardeurs de l'été une petite riviere fe déborde, enflée par un orage, & tariffe le lendemain. Homere rapproche ces deux circonftances: au lieu de l'orage c'eft le Xanthe lui-même qui s'irrite & qui enfle fes eaux; au lieu des chaleurs de l'été, c'eft Vulcain qui fait confumer les eaux par les flammes.

Lucain en décrivant les fignes redoutables qui annoncerent la guerre civile : : « L'Étna (dit - il) vomit ses feux, mais fans les lancer » dans les airs: il inclina fa cime béante, &

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» répandit les flots d'un bitume enflammé du » côté de l'Italie. »

Dans la Jérufalem du Taffe, les nuages qui/ verfent la pluie dans le camp de Godefroi, ne fe font pas élevés de la terre, ils viennent des refervoirs céleftes :

Ecco fubite nubi, e non da terra

Già per virtù del fole in alto afcefe:
Ma fol dal ciel, che tutte apre e differra
Le porte fue, veloci in giù difcefe.

voilà ce que j'appelle donner à un événement
familier le caractere du merveilleux.

Du refte on ne doit pas craindre que la réflexion nous ramene aux caufes phyfiques & détruife l'illufion. Nous aimons à être féduits, & s'il le falloit, nous aiderions le Poête à nous féduire. On voit dans l'Inde, quand la lune s'éclipfe, les peuples profternés de bonne foi, conjurer le grand ferpent, qui l'a dévorée, de la leur rendre ; tandis que les Aftronomes du pays calculent le temps qu'elle emploie à traverfer l'ombre de la terre. Le grand nombre eft peuple par-tout, & les Poêtes peuvent compter fur cet amour du merveilleux qui en impose à la raison même.

Voyons à préfent quels font les objets qui dans la Nature font mis au rang des prodiges.

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