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de victimes à Babylone, en Égypte, à Lacédémone et à Rome.

Toutes les nations du monde tuaient, exposaient, faisaient périr de faim leurs enfants ou les immolaient à l'affreux Moloch; Moïse ne consulte ni le sens commun dépravé des nations, ni le calcul des passions, ni l'amour de la popularité (1); il oppose un invincible obstacle à l'entraînement général, il prononce la peine de mort contre tout sacrifice qui porte le caractère de l'infanticide (2), et plus d'un père dénaturé en murmure! Mais il ne se laisse pas émouvoir par les murmures de la haine, les cris de la vengeance, le blâme ou l'approbation du vice et de l'intérêt privé; il poursuit et il atteint son but au milieu des plaintes (3). Indigné de l'ignorante brutalité d'un peuple encore dégradé par la récente habitude de l'esclavage, Moïse peut bien briser les tables de la loi, on ne le verra jamais composer avec aucune inique passion de la foule, d'un individu. Il ne cherche pas, comme les autres législateurs, des lois accommodées à la faiblesse des hommes, c'est-à-dire à l'orgueil du fort; il dicte des lois capables d'élever tous les hommes à la justice, au moins, en attendant qu'un autre législateur les élève à l'amour.

La justice proportionnelle qui sert de base à la législation pénale de Moïse est aussi la base de sa loi sociale. Le peuple juif est le seul où je ne trouve ni caste ni noblesse

(1) Non sequeris turbam... nec in judicio plurimorum acquiesces sententiæ, ut à vero devies. (Levit., XX, 2.)

(2) Si quis dederit de semine suo idolo Moloch, morte moriatur. (Levit., XX, 2.)

(3) Si occurreris bovi inimici tui, aut asino erranti, reduc ad eum. (Exod., xxvIII, 2, 4.)

héréditaire (1). Il est partagé en douze tribus, et tous les membres de chaque tribu sont sur le pied d'une parfaite égalité. La terre était répartie par égales portions et sa valeur déterminée, non par l'étendue, mais par le produit. Moïse fit lui-même la distribution des terres situées sur les bords du Jourdain à deux tribus et demie, et, sûr de la conquête, il laissa à Josué le soin de donner le lot à chaque famille des neuf autres tribus et demie au delà du Jourdain, après ses victoirés sur les indigènes. Josué envoya des commissaires pour mesurer les terres et déterminer le rapport de l'étendue à la fertilité; il fit exécuter des opérations cadastrales et statistiques avec une exactitude irréprochable. Des opérations si complexes et si bien exécutées il y a près de quatre mille ans enlèvent à notre siècle la gloire de cette invention qu'on lui attribue généralement (2).

Moïse, par une admirable disposition de sa législation, contient la brutalité même du soldat. Il l'autorise à épou

(1) Il est une sorte de noblesse qu'on peut accepter sans jalousie, parce que tout le monde peut et doit y prétendre je veux parler de celle que donnent la culture de l'esprit, le développement des sentiments du cœur et l'élégance des manières. On ne me reprochera pas, assurément, d'approuver l'esprit de domination de notre ancienne noblesse française; mais quand je rencontre à sa place, dans le monde, des financiers et des marchands parcheminés, enrubanés, ignorants et mal élevés, on me pardonnera de me reporter avec amertume à une civilisation dont j'ai vu les débris, et qui, avec la même ambition et les mêmes vices peut-être, rendait au moins à la vertu cet hommage de les couvrir du voile de la décence et du langage de la politesse. La noblesse qui prit pour devise: Tout est perdu, fors l'honneur, inspirera toujours de l'intérêt, tandis que celle qui prend pour devise : Enrichissez-vous (*), ne peut inspirer que du dégoût.

(2) Voir la Statistique des peuples de l'antiquité, t. I, page 127, par Alex. Moreau de Jonuès, membre de l'Institut.

(*) M. Guizot, Discours aux électeurs de Saint-Pierre-sur-Dives.

ser sa captive, après un délai de trente jours. Il ennoblit l'amour par la chasteté qui ennoblit à leurs propres yeux les vainqueurs et les vaincus, et les encourage à la vertu par le besoin d'une mutuelle estime. Mais ce qui surtout place sa loi au-dessus de toutes les autres, ce qui en fera l'immortel honneur, c'est l'idée qu'il y introduit de l'égalité civile déduite de l'égalité de nature, de l'unité de l'origine humaine et de l'unité de Dieu. Nourri au milieu des traditions égyptiennes et de celles des peuples de l'Orient, où le plan de la nature avait été radicalement brisé, Moïse a dû, comme l'aigle, s'élever au-dessus de l'atmosphère terrestre pour faire briller de tout son éclat l'éternelle vérité. Je ne citerai pas les autres dispositions de ses lois; elles constituent ce qu'il y a de solide et de populaire dans les législations modernes. Séparé des autres nations par des montagnes et des déserts, par ses mœurs et sa religion, le peuple hébreu n'a pas pu exercer une grande influence sur les progrès matériels de la civilisation du monde; mais ses lois et ses doctrines religieuses, universellement adoptées aujourd'hui, prouvent la divine puissance des dogmes écrits dans la Bible : « Heureux (1), s'écrie lord Byron, heureux entre tous les mortels ceux à qui Dieu a fait la grâce d'entendre, de lire, de prononcer en prières et de respecter les paroles de ce livre! »

X

Quinze siècles, en s'écoulant, n'ont point effacé la terreur qu'inspirait le nom de Rome. Du fond de son tombeau, cette ville commande encore l'admiration à ceux qui ne voient la grandeur que dans les succès de la force. Com(1) Œuvres de lord Byron, Mélanges, t. 1, page 486.

ment donc attaquer ses lois sans faire naître des préventions, sans exciter des murmures, sans provoquer l'incrédulité du grand nombre? Et cependant qu'a été Rome? Après avoir successivement écrasé toutes les nations de l'univers, elle a dévoré ses propres habitants. Elle est née dans le sang, elle vécu de sang, elle est morte étouffée dans le sang. Craignez son ombre si vous ne pouvez secouer la crainte; mais ne dites pas que sa législation fut juste et sa politique honnête, car si la violence et la perfidie décidaient de la vertu, il n'y aurait d'honorables que les assassins et les bourreaux.

La constitution de Rome, imitée de celle des Étrusques, empruntéc elle-même aux Égyptiens, divisa le peuple en deux grandes catégories: les patriciens et les plébéiens. Elle établit six classes de citoyens, qu'elle partagea en centuries. La première classe formait cent et une centuries, savoir quatre-vingts de patriciens, dix-huit de chevaliers, classe intermédiaire entre la haute noblesse et les plébéiens, mais touchant de plus près aux patriciens, et trois d'ouvriers militaires. Les trois classes suivantes formaient vingt centuries chacune; la cinquième en formait trente, et la sixième une seulement; cela faisait en tout cent quatre-vingt-douze centuries. Si l'on eût compté les suffrages par individus, le peuple aurait exercé le souverain pouvoir; mais on les comptait par centuries, et comme un intérêt commun faisait voter ensemble les cent et une centuries de la première classe, constituée par le cens, il en résultait que l'autorité émanait de la richesse, et que le pouvoir populaire, reconnu en droit, était nul de fait. La plus puissante et la plus dure aristocratie qui exista jamais fut celle de Rome. Le sénat, que donnait la fortune, était,

comme la fortune, héréditaire, et sés privilèges devinrent la source des discordes perpétuelles qui agitèrent la république depuis sa naissance jusqu'à sa chute. Cinq rois sur sept mourant de mort violente prouvent que le sénat ne pouvait pas supporter de rival. Tant que le peuple se bornait à murmurer, on le laissait dire; quand il se retirait. sur le mont Aventin, comme il n'était pas facile de renouveler à son égard la fable de la mort de Romulus, enlevé dans une nuée par Jupiter, on composait avec lui, et on lui faisait à peu près toutes les concessions qu'il exigeait, sauf à les lui retirer ou à les éluder quand on serait parvenu de nouveau à l'endormir. Rome avait donc dès le principe déposé dans sa loi fondamentale le germe de l'anarchie militaire, au milieu de laquelle elle devait périr. Les priviléges, dans les États, ne peuvent se conserver que par la ruse ou la force; la ruse n'a qu'un temps, mais la force aveugle va toujours à qui la paye. Les patriciens étaient les dieux des prolétaires, pourquoi les Césars ne seraient-ils pas les dieux des patriciens, quand le césarisme aura jailli de la lutte des partis et de la corruption publique?

Une réforme, en apparence assez large, eut lieu vers l'an 550. Les centuries furent réduites à deux classes: celle des seniores et celle des juniores, et la division par tribus devint la base de ce nouveau système. Les patriciens et les plébéiens propriétaires formèrent trente et une tribus rurales; les prolétaires et les affranchis formèrent les quatre tribus urbaines, exclues de la puissance comme de la fortune publique. Cette réforme en apparence considérable, puisqu'elle semblait enlever le pouvoir à la noblesse pour le faire passer dans les mains du peuple, ne cor

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