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une longueur navigable que l'on évalue à 3,669 kilomètres. Aussi les allures de l'Ohio sont-elles une des grandes préoccupations des commerçans américains.

On a proposé plusieurs moyens pour régulariser le débit de cette rivière capricieuse. Quelques ingénieurs se sont offerts pour la canaliser jusqu'à Louisville, de manière à la transformer en une succession de biefs d'eau presque dormante. Ce plan ne préviendrait point les inondations, et remplacerait par les mille retards inhérens à la nature même des canaux le retard que la navigation éprouve maintenant pendant la saison des eaux basses. M. Ellet, célèbre ingénieur, qui, mieux que personne, connaît le Mississipi et ses affluens, a proposé, il y a quinze ans, un autre travail bien plus simple et plus grandiose. Il voudrait former de grands lacs à l'origine de la navigation sur les deux rivières Alleghany et Monongahela, pour y emmagasiner les eaux d'inondation, les déverser plus tard pendant la saison des sécheresses, et maintenir sur les barres de Pittsburg et de Wheeling un niveau constant d'un mètre au moins. Les observations de M. Ellet, continuées assidûment pendant de longues années, prouvent que la chute d'eau de pluie dans la partie supérieure du bassin de ces deux maîtresses branches de l'Ohio est parfaitement suffisante pour maintenir pendant tout le cours de l'année cette profondeur minimum d'un mètre, tandis que pendant l'été l'Ohio n'est souvent qu'un mince filet d'eau profond de 20 centimètres et se frayant avec peine un chemin à travers le gravier. La formation de ces lacs artificiels n'offre aucune difficulté, du moins pour l'Alleghany, car il suffirait de construire une digue entre deux collines rapprochées pour retenir l'eau dans une plaine de 30 kilomètres de longueur, qui jadis était le fond d'un lac, et peut facilement revenir à son ancienne destination. M. Ellet veut tout simplement imiter le travail de la nature, qui, dans le cours supérieur des fleuves, a disposé des lacs tels que le Léman et le lac de Constance, afin qu'ils servent de régulateurs et donnent aux cours d'eau qu'ils alimentent un niveau presque constant. Pour ce grand projet, M. Ellet demande une somme inférieure à celle des pertes annuelles causées par les sécheresses, les échouages et les inondations. Il semble impossible que tôt ou tard on n'en vienne point à adopter ce plan d'une simplicité grandiose, le même à peu de chose près que propose le commandant Rozet pour régulariser le cours des fleuves de France, et qu'on a déjà mis en pratique sur une petite échelle en Algérie et en Espagne. Quoi qu'il en soit, peu d'années suffiront sans doute pour forcer les Américains à prendre possession définitive et complète de l'Ohio par des monumens durables. Jusqu'à ce jour, il n'y a sur la rivière qu'un seul pont, le pont suspendu de Wheeling. On parle aussi depuis longtemps, mais

sans avoir encore mis la main à l'œuvre, du percement d'un tunnel sous le lit de l'Ohio, entre Cincinnati et le faubourg de Covington.

Le vaste pays compris entre les grands lacs du Canada, l'Ohio et le Mississipi est la terre promise de l'Amérique du Nord; mais une région surtout, l'état de l'Illinois, semble privilégiée, car tous les avantages géographiques s'y réunissent, ceux-là mêmes qui semblent mutuellement s'exclure. Cette région est éminemment continentale, puisqu'elle est au centre du bassin du Mississipi, et que toutes les grandes lignes commerciales du nord au sud et de l'est à l'ouest doivent nécessairement s'y croiser; elle possède en même temps tous les avantages d'un pays insulaire, puisqu'elle est entourée de tous côtés par des eaux navigables. A l'ouest le Mississipi, au sud l'Ohio, à l'est le Wabash, au nord le Rock, l'Illinois et le magnifique lac Michigan, font à l'état de l'Illinois une ceinture de ports, et les produits du sol peuvent immédiatement s'expédier pour toutes les parties du monde. L'Océan-Atlantique vient luimême, par le Saint-Laurent et l'enchaînement des grands lacs, former une méditerranée jusqu'au cœur du pays.

Sous le rapport agricole, la région de l'Illinois est tout aussi privilégiée que sous le rapport commercial; le sol est composé d'alluvions antiques et de débris fortement mélangés de terre végétale : il suffit de l'exciter d'un coup de bêche ou de charrue pour lui faire produire des récoltes abondantes. Tout au plus la dixième partie du sol est-elle en culture, et cependant le maïs et le froment y donnent tant de produits, que Chicago est devenu le premier port du monde pour l'exportation des blés et des farines. Quel sera donc le revenu du sol quand les agriculteurs cultiveront sérieusement leurs champs et s'en remettront plutôt à leur travail qu'à la force productrice d'une nature exubérante! Ce n'est pas tout: la richesse des mines est également merveilleuse; les gisemens de plomb argentifère sont nombreux, et donnaient lieu à une exploitation fort importante avant que les mineurs n'eussent été saisis par la fièvre sacrée de l'or californien. Les mines de fer de l'Illinois sont aussi très riches, et le terrain houiller occupe dans cette région une étendue beaucoup plus considérable que dans tout autre pays du monde. De 10 à 15 millions d'hectares appartiennent à la formation carbonifère, et fourniront à l'industrie future du bassin mississipien une source inépuisable de combustible. Ainsi tout se trouve réuni sur la terre américaine pour développer une prospérité magnifique : position continentale et insulaire à la fois, terrains fertiles, mines fécondes, combustible pour l'industrie, salubrité du climat. Pour compléter l'énumération de tous les priviléges de cet Eldorado, il faut ajouter que les murs des Américains sont devenues, dans

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cette région, plus douces et plus sociables qu'ailleurs, sous l'influence du climat ou bien du travail agricole. On dirait que l'avenir moral des États-Unis, aussi bien que leur avenir matériel, doit être cherché dans ce beau pays de l'Illinois.

L'immigration s'y porte avec une rapidité inouie. Entre 1850 et 1855, le nombre des habitans a presque doublé, et maintenant il s'élève à plus de 1,500,000. Une cité de 120,000 âmes s'est dressée sur le bord du lac Michigan avec ses palais et ses tours, semblable à ces villes fantastiques que l'on voit se former le soir sur les nuages de l'horizon; les navires s'y rendent par multitudes (1), et quinze chemins de fer y convergent de tous les points de l'Amérique, car, pour construire des voies ferrées dans les états de l'ouest, les Yankees n'attendent pas même l'existence des centres de population. Ils vont « de l'avant (ahead) » et posent leurs rails sans crainte, sachant bien que les villes viendront se grouper sur le parcours des chemins de fer comme des perles sur un collier. Du jour au lendemain, la société s'improvise dans l'Illinois, surtout dans la partie méridionale, qui s'enfonce comme un coin entre deux états à esclaves et y fait le vide pour ainsi dire en attirant à elle toutes les forces vives de l'intelligence et du travail.

Que le voyageur se hâte donc, s'il veut parcourir ces vastes prairies, semblables à la mer, où l'horizon n'est limité que par la rondeur du globe, où les herbes sont si hautes que leur masse se reploie sur la tête de celui qui les traverse, et que le chevreuil peut y glisser sans être aperçu! Bientôt ces prairies n'existeront plus que dans les récits de Cooper: l'inflexible charrue les aura toutes transformées en sillons. Les Américains ont hâte de jouir, et s'emparent avec avidité de cette terre fertile. Avant d'avoir une cabane, avant même de savoir où reposer leur tête dans la vaste étendue de la prairie, il en est qui exploitent déjà le sol industriellement. J'ai vu des agriculteurs transporter par le chemin de fer des chevaux et une machine à faucher, se faire débarquer au milieu de la savane et lancer immédiatement leur attelage à travers l'herbe haute et serrée; le soir venu, le train de retour les prenait, eux et leurs foins, et les ramenait à Chicago. Les campagnes, rigoureusement cadastrées, sont divisées en townships de six milles de côté et subdivisées en milles carrés partagés en quatre parties. Tous ces quadrilatères sont parfaitement orientés, et chacune de leurs faces regarde l'un des quatre points cardinaux. Les acquéreurs de carrés grands ou petits ne se permettent jamais de dévier de la ligne droite; vrais géomètres, ils construisent leurs chemins, élèvent leurs cabanes,

(1) En 1858, le commerce du lac Michigan, concentré dans le port de Chicago, s'est élevé à la valeur de 1,155 millions de francs.

creusent leurs viviers, sèment leurs navets dans le sens de la méri– dienne ou de l'équateur. Ainsi les prairies jadis si belles, aux contours si mollement ondulés, aux lointains si vaporeux, ne sont plus aujourd'hui qu'un immense damier. A peine si les ingénieurs de chemins de fer se permettent de couper obliquement les degrés de longitude.

Cependant il ne faut pas regretter cet envahissement brutal de la règle et du compas dans la nature vierge, où jadis les buffles bondissaient en paix au milieu des herbes flottantes. Cette prise de possession violente ne pouvait être opérée que par un peuple énergique, ne subissant aucune loi et se sentant véritablement créateur. L'Américain ne veut pas admettre que la nature soit plus forte que lui, et même quand il bâtit une hutte, il prétend que cette hutte soit la première d'une Rome future. Je compris ces choses un jour que j'entrai dans une misérable cabane, récemment construite au milieu de la prairie. Dans l'angle le plus obscur reluisait le canon d'une carabine; des gibecières, des sacs, des outils de toute espèce étaient suspendus aux murailles ou encombraient le sol; à côté de la porte, quelques morceaux de bois grossièrement assemblés servaient de bibliothèque. Parmi les livres, je reconnus avec étonnement des ouvrages d'Emerson, de Channing, de Carlyle, du lieutenant Maury, et l'habitant de la cabane n'avait pas encore de lit! Seul dans sa cabane, à plusieurs lieues de la première habitation, cet homme avait porté machines et livres en prévision de la formation d'une société future: il avait fondé la cité.

Il est évident que le Mississipi communiquait autrefois avec le lac Michigan par la rivière Illinois et par d'autres cours d'eau formant ensemble un delta d'effluence. Encore de nos jours, deux, trois ou même six fois par an, après de longues pluies, les petites embarcations peuvent passer de la rivière Chicago dans l'Illinois, et traverser ainsi le renflement de faîte entre le bassin du Saint-Laurent et celui du Mississipi. Cette communication temporaire ne saurait être comparée cependant aux vrais fleuves qui jadis sortaient du lac Michigan pour se déverser, avec toutes les eaux du bassin central, dans le golfe du Mexique. Le beau canal ouvert entre les deux bassins a été creusé dans un lit déjà tout préparé, qui jadis donnait passage à une masse d'eau très considérable.

Pendant l'époque du diluvium, et probablement encore au commencement de la période géologique actuelle, le niveau des grands lacs était beaucoup plus élevé qu'il ne l'est aujourd'hui : partout la nature du sol, les débris et les érosions l'attestent. A une hauteur de plus de 200 mètres au-dessus du lac Ontario, on voit très distinctement, semblable à une route abandonnée, l'ancienne plage où venait battre l'eau, et plus bas, sur les flancs des collines, d'autres

marques laissées de distance en distance témoignent de la baisse graduelle du niveau lacustre. Il en est de même sur les rivages de tous les autres grands lacs de l'Amérique du Nord, et la péninsule du Michigan tout entière dormait autrefois sous la vaste surface de la méditerranée américaine. Les savanes ou prairies de l'Illinois étaient aussi recouvertes par les eaux du lac Michigan, et bien qu'elles se trouvent en moyenne à 220 mètres de hauteur au-dessus de la mer, celles qui ne sont pas encore transformées en champs ressemblent d'une manière étonnante aux prairies tremblantes de la Basse-Louisiane on dirait un delta qu'une force souterraine aurait tout d'un coup soulevé. Ces prairies tremblantes sont de vastes étendues uniformes et paisibles comme la surface d'un lac; les herbes fleuries y ondulent et frémissent au vent comme des flots; les massifs d'arbres y sont semés comme des îles. De distance en distance, les îles se groupent en archipels, et les bras de prairies qui les entourent se bifurquent et se réunissent comme les bras d'une mer herbeuse. Une seule prairie, située au centre même de l'état de l'Illinois, est assez vaste pour qu'on ne voie pas son horizon frangé d'une de ces vertes îles d'arbres (1). Partout aussi des blocs erratiques de granit, qui ne peuvent avoir été arrachés qu'aux collines de la Nouvelle-Bretagne, jonchent le sol et témoignent de l'ancienne existence d'une mer intérieure dont les glaces transportaient au sud les blocs de pierre arrachés aux rivages du nord. En creusant dans le sol, on trouve aussi des restes plus récens que ceux de l'époque diluvienne, et près de Kankakee, à plus de 50 kilomètres du rivage actuel du lac Michigan, on a trouvé le mât d'une barque enterré à 10 mètres de profondeur.

D'où vient cette baisse remarquable du niveau des lacs, baisse qui indique évidemment la diminution des eaux dans le grand bassin lacustre de l'Amérique du Nord, puisque les lignes d'érosion peuvent se suivre à l'œil sur tout le contour des lacs à une grande hauteur au-dessus de la surface actuelle? Évidemment le soulèvement graduel du sol dont tout le bassin mississipien porte des traces a dû être l'un des principaux agens de l'écoulement des lacs. En effet, la surface de l'eau se haussant en même temps que tout le bassin au-dessus du niveau de l'Atlantique, de nouvelles issues se seront ouvertes pour le trop - plein des lacs, et leurs flots, servis par une plus forte pente, seront descendus vers l'Océan avec plus d'abondance et de rapidité. Cependant, en supposant même que le bassin central de l'Amérique du Nord n'ait point été soumis à un soulèvement graduel, le niveau des lacs a dû continuellement bais

(1) On a pu voir au Salon de cette année un beau paysage peint par un artiste de New-York, et représentant un Coucher de soleil dans une prairie de l'Illinois.

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