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CHAPITRE

XIV.

Des Figures, & premierement de
l'Apostrophe.

L faut maintenant parler des Figures,

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pour fuivre l'ordre que nous nous fommes prefcrit. Car, comme j'ai dit, elles ne font pas une des moindres parties du Sublime, lorfqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Mais ce feroit un ouvrage de trop longue haleine, pour ne pas dire infini, fi nous voulions faire ici une exacte recherche de toutes les Figures qui peuvent avoir place dans le difcours. C'est pourquoi nous nous contenterons d'en parcourir quelques-unes des principales, je veux dire, celles qui contribuent le plus au Sublime: feulement afin de faire voir que nous n'avançons rien que de vrai. Demofthene veut juftifier fa conduite, & prouver aux Atheniens, qu'ils n'ont point failli en livrant bataille à Philippe. Quel eftoit l'air naturel d'énoncer la chofe? Vous n'avez point failli, pouvoit-il dire, Meffieurs, en combattant au peril de vos vies pour la liberté & le falut de toute la Grece, & vous en avez des exemples qu'on ne sçauroit démentir. Car on ne peut pas dire que ces grands Hommes aient failli, qui ont combattu pour la mefme cause dans les plaines de Marathon, à Salamine & devant Platées. Mais il en ufe bien d'une autre forte, & tout d'un coup, comme s'il eftoit infpiré d'un Dieu, & poffedé de l'esprit

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l'efprit d'Apollon mefme, il s'écrie en jurant par ces vaillans Defenseurs de la Grece. Non, Meffieurs,non, vous n'avez point failli. Fen jure par les manes de ces grands Hommes qui ont combattu pour la mefme caufe dans les plaines de Marathon.Par cette feule forme de ferment, que j'appellerai ici Apoftrophe, il deifié ces anciens Citoiens dont il parle, & montre en effet, qu'il faut regarder tous ceux qui meurent de la forte, comme autant de Dieux par le nom defquels on doit jurer. Il infpire à fes Juges l'efprit & les fentimens de ces illuftres Morts, & changeant l'air naturel de la Preuve en cette grande & pathetique maniere d'affirmer par des fermens fi extraordinaires, fi nouveaux, fi dignes de foi, il fait entrer dans l'ame de fes Auditeurs comme une espece de contre-poifon & d'antidote qui en chaffe toutes les mauvaifes impreffions. Il leur éleve le courage par des louanges. En un mot il leur fait concevoir qu'ils ne doivent pas moins s'eftimer de la bataille qu'ils ont perdue contre Philippe, que des victoires qu'ils ont remportées à Marathon & à Salamine,& par tous ces differens moiens renfermez dans une feule Figure, il les entraine dans fon parti. Il y en a pourtant qui pretendent que l'original de ce Serment fe trouve dans Eupolis, quand il dit:

On ne me verra plus affligé de leur joie.

J'en jure mon combat aux champs de Marathon. Mais il n'y a pas grande finesse à jurer fimplement. Il faut voir où, comment, en quelle occafion, & pourquoi on le fait.

Or

Or dans le paffage de ce Poëte il n'y a rien autre chofe qu'un fimple ferment. Car il parle là aux Atheniens heureux, & dans un temps où ils n'avoient pas befoin de confolation. Ajoutez que dans ce ferment il ne ju re pas, comme Demofthene, par des Hom mes qu'il rende immortels, & ne fonge point à faire naistre dans l'ame des Atheniens, des fentimens dignes de la vertu de leurs Anceftres: veu qu'au lieu de jurer par le nom de ceux qui avoient combattu, il s'amufe à jurer par une chose inanimée, telle qu'eft un combat. Au contraire dans Demofthene ce ferment eft fait directement pour rendre le courage aux Atheniens vaincus, & pour empefcher qu'ils ne regardaffent d'orenavant, comme un malheur, la bataille de Cheronée. De forte que, comme j'ai déja dit,dans cette feule Figure,il leur prouve par raifon qu'ils n'ont point failli; il leur en fournit un exemple; il le leur confirme par des fermens; il fait leur éloge; & il les exhorte à la guerre contre Philippe.

Mais comme on pouvoit repondre à nôtre Orateur; il s'agit de la bataille que nous avons perdue contre Philippe, durant que vous maniés les affaires de la Republique & vous jurez par les victoires que nos Anceftres ont remportées. Afin donc de marcher feurement, il a foin de regler fes paroles,& n'emploie que celles qui lui font avantageuses: faifant voir, que mefme dans les plus grands emportemens il faut eftre sobre & retenu. En parlant donc de ces victoires de leurs Anceftres,il dit,ceux qui ont combattu M 4 par

par terre à Marathon, & par mer à Salamine; ceux qui ont donné bataille prés d'Artemife & de Platées.Il fe garde bien de dire ceux qui ont vaincu. Il a foin de taire l'évenement qui avoit esté auffi heureux en toutes ces batailles, que funeste à Cheronée; & prévient mefme l'Auditeur en poursuivant ainfi. Tous ceux, ô Efchine, qui font peris en ces rencontres, ont efté enterrez aux dépens de la Republique, & non pas feulement ceux dont la fortune a fecondé la valeur.

CHAPITRE XV.

Que les Figures ont besoin du Sublime pour les foûtenir.

I

L ne faut pas oublier ici une reflexion que j'ai faite, & que je vais vous expliquer en peu de mots: c'eft que files Figures naturellement foutiennent le Sublime, le Sublime de fon cofté foûtient merveilleufement les Figures: mais où, & comment; c'eft ce qu'il faut dire.

En premier lieu, il eft certain qu'un difcours, où les Figures font emploiées toutes feules, eft de foi-mefme fufpect d'adresse, d'artifice, & de tromperie. Principalement lorfqu'on parle devant un Juge fouverain, & fur tout fi ce Juge eft un grand Seigneur, comme un Tyran, un Roi, ou un General d'Armée car il conçoit en lui-mefme une certaine indignation contre l'Orateur, & ne fçauroit fouffrir qu'un chetif Rhetoricien entreprenne de le tromper, comme un

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enfant,

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enfant, par de groffieres fineffes. Et même il eft à craindre quelquefois, que prenant tout cet artifice pour une espece de mépris, il ne s'effarouche entierement: & bien qu'il retienne fa colere, & fe laiffe un peu amollir aux charmes du difcours, il a toûjours une forte repugnance à croire ce qu'on lui dit C'eft pourquoi il n'y a point de Figure plus excellente que celle qui eft tout à fait cachée, & lorsqu'on ne reconnoift point que c'eft une Figure. Or il n'y a point de fecours ni de remede plus merveilleux pour l'empêcher de paroiftre, que le Sublime & le Pathetique, parce que l'Art ainfi renfermé au milieu de quelque chofe de grand & d'éclatant, a tout ce qui lui manquoit, & n'eft plus fufpect d'aucune tromperie. Je ne vous en fçau rois donner un meilleur exemple que celui que j'ai déja raporté. J'en jure par les ma nes de ces grands Hommes, &c. Comment eft-ce que l'Orateur a caché la Figure dont il fe fert? N'eft-il pas aifé de reconnoistre que c'eft par l'éclat même de fa pensée ? Car comme les moindres lumieres s'éva nouiffent, quand le Soleil vient à éclairer de même toutes ces fubtilitez de Rhetorique difparoiffent à la veuë de cette grandeur qui les environne de tous coftez. La même chofe à peu prés arrive dans la peinture. En effet, qu'on tire plufieurs lignes paralleles fur un même plan, avec les jours & les ombres, il eft certain que ce qui fe prefentera d'abord à la veuë, ce fera le lumineux à caufe de fon grand éclar qui fait qu'il femble fortir hors du ta bleau

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