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blesser les convenances. Cet instinct, ce sens exquis ne guide pas toujours La Bruyère. Son art est quelquefois trop près de la recherche, sa force de la rai deur, et sa finesse de l'affectation. Je n'insisterai point sur ces défauts; je n'en rassemblerai point dea exemples. Mais je n'ai pas cru inutile d'en avertir. Plus on s'attache à faire sentir tout le mérite d'un écrivain dont le nom fait autorité, dont l'étude et l'imitation peuvent être si fructueuses plus on s'impose l'obligation de mettre les imitateurs en garde contre la séduction de ces défauts qui, placés tout près des beautés, sont trop faciles à confondre avec elles, et peuvent aisément éblouir par l'éclat qu'ils paraissent en recevoir.

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Page 207. Théophraste qu'il traduit, par amour-propre apparemment, etc.

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Les Caractères de Théophraste n'ont été découverts et publiés que successivement. Les quinze premiers furent imprimés à Nuremberg, en 1527, sur un manuscrit envoyé d'Italie par un neveu du fameux Pic de la Mirandole. L'édition de Camotius, donnée à Venise cinq années après, renfermait huit nouveaux Caractères. En 1599, Casaubon qui avait déjà traduit en langue latine, et commenté ces Caractères, en fit paraître une nouvelle édition augmentée de cinq autres chapitres. Enfin, en 1786, ont paru les deux derniers que Casaubon n'avait pu découvrir, quoiqu'il en connût l'existence.

Cet ouvrage a été traduit dans les principales langues de l'Europe, commenté par les savans les plus distingués du seizième, du dix-septième et du dix-huitième siècles, en Italie, en France, en Angleterre, et surtout en Allemagne. L'édition faite par Fischer, en 1763, passe pour la plus savante et c'est sans doute aussi la plus utile, en ce qu'elle contient, outre les variantes de deux manuscrits, l'un du treizième l'autre du quatorzième siècle, presque toutes celles des nombreuses éditions qui l'avaient successivement précédée.

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Ce petit historique n'est pas inutile. Il fait sentir quelles altérations a dû éprouver le texte de Théophraste. Il est vrai que l'excellent commentaire de Casaubon avait déjà fait disparaître bien des difficultés quand La Bruyère entreprit de traduire les vingt-huit premiers Caractères, les seuls, comme on l'a vu, qui fussent imprimés: mais ce qui prouve combien il restait encore de fautes et d'obscurités, c'est cette foule de nouvelles leçons proposées depuis par dēs savans habiles, qui même aujourd'hui sont fort loin d'avoir éclairci tous les doutes.

Avant la traduction de La Bruyère, il en existait une autre en français de Jérôme de Bénevent qui la fit paraître en 1613; elle n'existe plus depuis 1688

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époque à laquelle fut publiée celle de notre Moraliste. Deux ans s'étaient à peine écoulés que celle-ci touchait à sa cinquième édition. Ménage la trouva bien

belle et bien française. cc Elle montre, ajoutait-il, » que son auteur entend fort bien le grec; et je puis » dire que j'y ai vu bien des choses que, peut-être » faute d'attention, je n'avais pas vues dans le grec.

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Ceci dut paraître alors un éloge très flatteur, et pourrait bien aujourd'hui passer pour une critique. Si quelque chose distingue la traduction de La Bruyère, ce n'est point la fidélité. Ce qu'on n'avait pas vu dans le grec, et ce qu'elle y faisait voir, pouvait très bien n'y pas être. M. Coray, gree d'origine, qui nous a donné récemment une traduction de Théophraste beaucoup plus littérale, avec le texte de Fischer, et des notes explicatives dont plusieurs paraissent être le fruit de ses propres recherches, et dont les autres sont tirées du commentaire de Casaubon, M. Coray, bien fait par ses lumières, et sur-tout par la profonde connais、 sance qu'il doit avoir de la langue du philosophe grec, pour apprécier le travail de son illustre prédécesscur le juge ainsi dans son discours préliminaire :

« La Bruyère a traduit Théophraste, comme Vir gile aurait peut-être traduit l'Iliade d'Homère, ou Cicéron les harangues de Démosthène. C'est une tâche extrêmement difficile pour un traducteur qui se sent le talent de son auteur, que celle de se défendre de donner à ce dernier plus d'esprit qu'il n'en a. Il est sans cesse tenté de faire disparaître ou de déguiser ce qui lui paraît incohérent; de paraphraser par des idées accessoires ce qu'il croit trop concis ou trop obscur;

d'adoucir les traits trop forts, ou de renforcer ceux qui ne le sont pas assez; en un mot, de mêler ses idées avec celles de son auteur. Dût-il être infidèle il ne peut se décider à se traîner servilement sur les pas d'un écrivain original, quand il se sent la force de se frayer comme lui une route nouvelle. »

Ainsi ce que M. Coray reproche le plus à La Bruyère, c'est de n'avoir pu se défendre de donner trop d'esprit à son auteur. Je crains que bien des lecteurs français ne soient disposés à croire qu'il ne lui en a pas encore assez donné. Du moins après avoir lu les Caractères de La Bruyère, est-on bien persuadé qu'il aurait pu se montrer plus libéral. M. Coray lui-même avoue que ce n'est point ici la seule cause des défauts de son devancier, et il en assigne de plusincontestables, en observant que La Bruyère travaillait sur un texte difficile par son extrême concision, et par les altérations fréquentes qu'il a éprouvées, sur un texte qui depuis le premier jusqu'au dernier chapitre, n'est qu'une allusion continuelle à des usages et à des coutumes que nous ne connaissons pour la plupart qu'imparfaitement. Toutes ces difficultés, ajoute-t-il, exigeaient des recherches que La Bruyère n'a pu ou n'a point voulu faire.

Quoi qu'il en soit, M. Coray conclut avec justice, à ce qu'il me semble, que la traduction de La Bruyère n'est point l'expression fidèle des idées de Théophraste. J'ajouterai que si l'on soumettait cette traduction si vantée, parce qu'elle est d'un homme célèbre, à un examen aussi rigoureux uniquement sous le rapport du

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style, il pourrait fort bien arriver qu'on fût aussi porté à conclure qu'il est au moins très-poli de dire que La Bruyère a traduit Théophraste comme Virgile aurait traduit Homère, et Cicéron Démosthènes.

Page 231. Ses dialogues sur le Quiétisme ont partagé le destin de tous les ouvrages que firent naître ces questions de mysticité dans lesquelles de trèsgrands génies ont eu le double malheur de perdre leur tems et d'oublier leur esprit.

Ces dialogues, malgré leur titre, sont loin de manquer d'esprit; ils seraient divertissans s'ils étaient un peu moins longs. C'est une comédie fort gaie pour le fond, mais monotone par la forme. Le principal personnage, celui du moins qui parle le plus, est une dévote jeune et belle, placée entre un Directeur quiétiste et un Docteur de Sorbonne, qu'on peut soupçonner un peu de propension au Jansénisme. La situation est délicate pour une âme qui craint l'hérésie !

Le Directeur, homme galant, explique à sa pénitente les mystères du fidèle abandon, le baiser intérieur, le mariage de l'âme, et la consommation du mariage; comme quoi, cette âme ainsi mariée, voit Dieu dans tout, et en tout Dieu, aussi bien dans un diable que dans un saint, quoiqu'avec un peu de différence (a). Comme quoi elle est impeccable, c'està-dire pèche sans pécher; et comme quoi le simple re

(a) VII Dialogue, pag. 277. Ces paroles sont tirées, mots pour mots, du manuscrit des Torrens, ouvrage le plus extravagant de la plus folle tête qui se soit jamais avisé d'écrire ses rêveries.

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