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Rien de pareil n'existe. L'homme possède des notions traditionnelles et historiques; il a des connaissances transmises qu'il n'oublie que fictivement; il est armé d'un instrument de pensée, le langage, qui, comme l'a éloquemment rappelé M. de Bonald, contient tout un système de connaissances. C'est ce qui rend toujours fort problématique l'exactitude des théories dans lesquelles on montre l'homme s'élevant, par la seule force de son entendement, à des notions transcendantes dont, en réalité, il a trouvé au moins le germe dans la tradition.

Certes, entre le système de M. de la Mennais et les systèmes de M. de Bonald et du baron d'Eckstein, il y a une grande différence à faire : le premier, en exagérant le rôle de l'autorité comme source de certitude, et en contestant la valeur de tous les autres moyens de connaissance, le sens intime, qui est la conscience de notre être, et la perception des opérations intérieures de notre esprit, la raison, qui sert à percevoir les évidences logiques, les sens, qui servent à percevoir les évidences physiques, a ébranlé la certitude de l'autorité elle-même, c'est-à-dire du témoignage des hommes. Si, en effet, chaque homme en particulier n'est sûr de rien, le total de toutes ces incertitudes ne saurait être une certitude. M. de Bonald, au contraire, a émis une idée aussi ingénieuse que féconde dans la révélation du langage, quoiqu'il soit allé trop loin en voulant en faire tout sortir; et il y a un point de vue vrai et utile dans la théorie du baron d'Eckstein : c'est

qu'on ne peut pas séparer l'étude de l'homme de celle de l'humanité. Mais contre ces trois théories philosophi ques s'élève une objection commune : c'est que toutes trois sont exclusives et ont la prétention d'inaugurer un système tout nouveau. Or, après tant de siècles d'études philosophiques, et surtout depuis dix-huit siècles de christianisme, il y a quelque présomption, nous l'avons fait observer, à regarder tous les travaux antérieurs comme non avenus, et à s'arroger la mission d'annoncer la bonne nouvelle philosophique aux nations. Il n'en est pas, en effet, de la philosophie comme des sciences physiques et des sciences exactes, où chacun, s'appuyant sur les découvertes de ses devanciers, peut monter plus haut qu'eux, parce qu'il part d'un échelon plus élevé. En philosophie, les problèmes sont les mêmes depuis les commencements, et il n'y a eu qu'un fait immense qui ait pu faire faire un grand pas à l'esprit humain. Or ce fait date de dix-huit siècles: c'est l'avénement du christianisme qui a ajouté aux notions que l'esprit humain perçoit par lui-même, et à ce qu'il doit à la tradition primitive, des notions surnaturelles qui éclairent toutes les questions.

Cette considération donne une supériorité réelle à la philosophie de Joseph de Maistre. Elle ne se présente point comme destinée à renouveler la face de la science, mais comme apportant des arguments nouveaux à l'appui de principes antérieurement établis, et confirmant en outre d'anciennes vérités par des preuves tirées de l'expérience de la génération à laquelle appar

tient l'écrivain. La philosophie de l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n'a donc rien d'exclusif; elle est demeurée pure de toute prétention novatrice, en même temps, elle s'est défendue contre la tentation de séparer la raison philosophique de la raison catholique; dans ce grand ouvrage, la raison philosophique est, au contraire, employée à démontrer la nécessité de la raison catholique pour expliquer les problèmes qui tourmentent l'esprit humain. M. de Maistre a écrit la métaphysique de la théologie.

III.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg.

Il ne faut pas plus séparer les Soirées de Saint-Pétersbourg que les autres ouvrages de M. de Maistre, du temps où il vécut. Sans doute, on trouve dans ce livre la synthèse de sa pensée philosophique, c'est-à-dire quelque chose de plus général et de plus complet que dans ses autres ouvrages, mais cependant on y remarque aussi l'action de son temps sur son génie. Outre les difficultés permanentes que l'esprit humain rencontre toujours devant lui, on peut dire que chaque siècle a ses tentations intellectuelles. Toutes les objections que les événements extraordinaires de cette époque ont suscitées dans l'esprit des contemporains, se sont levées dans l'esprit de M. de Maistre: seulement, au lieu de fuir devant ces objections, comme les faibles intelli

gences, il les a mesurées et résolues, bien décidé d'ailleurs, s'il n'en trouvait pas la solution, à les mépriser. C'est là la marque d'une véritable grandeur d'esprit. Il y a des objections à tout, en effet, et si l'on ne se décide pas à les négliger quand la somme des motifs qui doivent déterminer la conviction dépasse de beaucoup celle des difficultés qui pourraient l'arrêter, l'intelligence humaine deviendrait la proie du scepticisme; les esprits n'affirmeraient plus rien, en tout et toujours ils douteraient. Or, il y avait, dans l'ordre moral, des objections plus poignantes du temps où écrivait M. de Maistre, que de tout autre temps. Pourquoi tant de sang versé par les révolutions et par les guerres? Pourquoi tant de justes frappés, tant d'innocents malheureux? Pourquoi le scandale de tant de criminels triomphants? Les victimes de la révolution et les exterminateurs qu'elle arma étaient, on le voit, apparus à ce grand esprit. Chose remarquable, il eut même une pensée qui n'était venue à personne : celle de réhabiliter le bourreau. Quelques critiques ont trouvé cette idée bizarre et cruelle; peut-être l'aurait-on mieux comprise, si l'on eût plus songé au temps qui précéda celui où M. de Maistre écrivait. Le bourreau, dans la période révolutionnaire, avait porté la main sur tant de grandeurs et de vertus, Louis XVI, Marie-Antoinette, madame Élisabeth, pour ne citer que les plus hautes têtes, qu'il était à craindre que l'on ne confondit l'usage de la peine de mort avec l'effroyable abus qu'on avait fait du meurtre juridique, et que la cause sociale ne perdit son

arme défensive, devenue, dans les mains de la révolution, une arme offensive contre la société. Il put donc sembler nécessaire de distinguer le caractère du bourreau de celui du meurtrier.

Cette idée, qui avait saisi, au milieu de ses méditations, le penseur solitaire des Soirées de Saint-Pétersbourg, n'est pas aussi étrange qu'elle a pu le paraître, au premier abord; car elle vint prendre, à la descente de l'échafaud du 21 janvier, le bourreau lui-même condamné à exécuter Louis XVI. Pour la première fois, son cœur se troubla. L'homme de mort sentit expirer son droit dans le sang du juste; le vengeur des injures sociales comprit qu'il était sorti de sa mission; chose étrange, le bourreau eut des remords. Une voix secrète disait à Sanson qu'après avoir touché à la tête sacrée de Louis XVI, il ne devait plus toucher à aucune tête. Il abdiqua donc sa terrible juridiction sur l'échafaud royal, comme si le bras de la justice, en se tournant contre la source même de la justice, s'était trouvé paralysé, et il se retira en se frappant la poitrine, à l'exemple du centenier de la passion, et en répétant comme lui dans son cœur: Vere hic homo justus erat. Il fit mieux que le répéter dans son cœur. Pendant les six mois qu'il vécut encore,—le sacrificateur ne survécut pas plus longtemps à la victime; il ne fit qu'un acte public: ce fut d'élever la voix pour défendre la mémoire de Louis XVI, dont un journal révolutionnaire avait osé révoquer en doute la sérénité intrépide sur l'échafaud. La main qui, après l'immolation du

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