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Ne croyez pas que ces excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande âme. Ah! je ne veux plus tant admirer les braves, ni les conquérants. Madame m'a fait connaître la vérité de cette parole du Sage: «Le patient vaut mieux que le fort; et celui qui 5 dompte son cœur vaut mieux que celui qui prend des villes.» Combien a-t-elle été maîtresse du sien! Avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs! Rappelez en votre pensée ce qu'elle dit à Monsieur.1 Quelle force! quelle tendresse! O paroles qu'on voyait 10 sortir de l'abondance d'un cœur qui se sent au-dessus de tout; paroles que la mort présente, et Dieu plus présent encore, ont consacrées; sincère production d'une âme qui, tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre que la vérité, vous vivrez éternellement dans la mémoire des hommes, 15 mais surtout vous vivrez éternellement dans le cœur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par tout autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de 20 tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend les bras.

Alors qu'avons-nous vu? Qu'avons-nous ouï? Elle se conformait aux ordres de Dieu; elle lui offrait ses souffrances en expiation de ses fautes; elle professait hautement la foi catholique, et la résurrection des morts, cette 25 précieuse consolation des fidèles mourants. Elle excitait le zèle de ceux qu'elle avait appelés pour l'exciter ellemême, et ne voulait point qu'ils cessassent un moment de l'entretenir des vérités chrétiennes . . .

1 Mme de La Fayette rapporte que Madame, en mourant, avait adressé ces paroles à son mari: «Hélas! monsieur, vous ne m'aimez plus, il y a longtemps; mais cela est injuste; je ne vous ai jamais manqué.»

En cet état, Messieurs, qu'avions-nous à demander à Dieu pour cette princesse, sinon qu'il l'affermît dans le bien, et qu'il conservât en elle les dons de sa grâce? Ce grand Dieu nous exauçait, mais souvent, dit saint Augus5 tin, en nous exauçant il trompe heureusement notre prévoyance. La princesse est affermie dans le bien d'une manière plus haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiments d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le 10 Sage: «Il s'est hâté.» En effet, quelle diligence! en neuf heures l'ouvrage est accompli. «Il s'est hâté de la tirer du milieu des iniquités.» . . . Changeons maintenant de langage; ne disons plus1 que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde, et de l'his15 toire qui se commençait le plus noblement, disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie.

... Quelle créature fut jamais plus propre à être l'idole du monde? Mais ces idoles que le monde adore, à com20 bien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées? La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses; mais la gloire les défend-elle de la gloire même? Ne s'adorent-elles pas secrètement? Ne veulent-elles pas être adorées? Que n'ont-elles pas à craindre de leur amour25 propre? Et que se peut refuser la faiblesse humaine, pendant que le monde lui accorde tout? N'est-ce pas là qu'on apprend à faire servir à l'ambition, à la grandeur, à la politique, et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu? La modération que le monde affecte n'étouffe pas 30 les mouvements de la vanité: elle ne sert qu'à les cacher; et plus elle ménage le dehors, plus elle livre le cœur aux 1 Comparez p. 249, 1. 3 ss.

sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même; et on dit au fond de son cœur: «Je suis, et il n'y a que moi sur la terre.>> En cet état, Messieurs, la vie n'est-elle pas un péril? La mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-on 5 craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses? N'est-ce donc pas un bienfait de Dieu d'avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame; de l'avoir arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire, par son excès, eût mis en hasard sa modération? Qu'importe 10 que sa vie ait été si courte? Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie, ce peu d'heures saintement pas- 15 sées parmi les plus rudes épreuves et dans les sentiments les plus purs du christianisme tiennent lieu toutes seules d'un âge accompli. Le temps a été court, je l'avoue; mais l'opération de la grâce a été forte; mais la fidélité de l'âme a été parfaite . . . Ah! nous pouvons achever ce saint sacri- 20 fice pour le repos de Madame avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang, dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée par la participation à ses sacrements, et par la commu- 25 nion avec ses souffrances.

Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à la nôtre, si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, 30 ne fait que nous étourdir pour quelques moments? ... Quel est notre aveuglement si, toujours avançant vers

notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mé5 priser les faveurs du monde: et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, Io songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.

...

2. Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé

Prononcée à Notre-Dame, le 10e jour de mars 1687, en présence du prince de Condé, son fils

[Louis de Bourbon, prince de Condé, dit le Grand Condé, l'un des plus grands capitaines de la France, né à Paris en 1621. Il porta le titre de duc d'Enghien jusqu'à la mort de son père (1646). En 1638 il remplaça son père comme gouverneur de Bourgogne; c'est là qu'il connut Bossuet dont il resta l'ami. Il fit ses premières armes à dixneuf ans; à vingt-deux ans il était général, et chargé de repousser l'armée du roi d'Espagne, Philippe V, laquelle venant de la Flandre espagnole menaçait les frontières du nord; il remporta la célèbre victoire de Rocroy (Ardennes) le 18 mai, 1643; couronnant son succès par la prise de Thionville et de Sierk. L'année suivante il alla rejoindre son émule, Turenne, à l'armée française combattant en Allemagne où rageait la guerre de Trente Ans et gagna la sanglante bataille de Fribourg, 1644. Il occupa une partie du Palatinat, prit Philipsbourg (Baden), Worms, Spire, Mayence et Landau (Vallée du Rhin): à Nordlingue (Bavière) il battit Merci (1645). Après un an de repos il reprit les armes et fit capituler Dunkerque.

Puis il fut envoyé en Espagne (1647), où il assiégea Lérida, puis de nouveau en Flandres où il écrasa à Lens (1648), les restes de la fameuse infanterie espagnole dont il avait ébranlé le prestige à Rocroy; il hâta ainsi la conclusion du Traité de Westphalie qui clôt la guerre de Trente Ans.

Il fut mêlé aux Guerres de la Fronde; d'abord du côté de la cour et de Mazarin; il assiégea et reprit Paris; mais il éleva de telles prétentions après la victoire, que Mazarin, effrayé de lui, le jeta en prison (1650). Quand il en sortit un an après il ne respirait que la vengeance; il se mit à la tête d'une nouvelle Fronde et alla jusqu'à faire alliance avec l'Espagne; le grand Condé, à la solde du roi Philippe VI, marcha contre la France; il eut comme adversaire le grand Turenne, son compagnon d'armes d'autrefois, et ne fut pas très heureux. Au Traité des Pyrenées (1659), la paix se fit entre Condé et son roi; Condé fut rétabli dans ses anciens honneurs. En 1668 il dirigea l'invasion de la Franche-Comté; il commanda une armée à la guerre de Hollande (1672), — qui débuta par le Passage du Rhin chanté par Boileau ; et il écrasa le Prince d'Orange à Senef en 1674. Sa dernière campagne fut celle d'Alsace en 1675 contre le général autrichien Montecuculli.

Il passa les dernières années de sa vie dans la retraite, dans son magnifique château de Chantilly (trente milles au nord de Paris) et mourut à Fontainebleau le 11 décembre 1686.

Condé est le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry et l'Aemile de La Bruyère.]

Dominus tecum, virorum fortis

sime... Vade in hâc fortitudine tuâ... Ego ero tecum. Le Seigneur est avec vous, ô le plus courageux de tous les hommes. Allez avec ce courage dont vous êtes rempli. Je serai

avec vous.

(Aux JUGES, VI, 12, 14, 16)

Monseigneur,1 au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a

1 Henri-Jules, duc d'Enghien, fils unique de Condé,

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