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qui plaisait tant à cette princesse; nouveau genre d'étude et presque inconnu aux personnes de son âge et de son rang; ajoutons, si vous voulez, de son sexe. Elle étudiait ses défauts; elle aimait qu'on lui en fît des leçons sincères: marque assurée d'une âme forte, que ses fautes ne dominent pas, et qui ne craint point de les envisager de près, par une secrète confiance des ressources qu'elle sent pour les surmonter. C'était le dessein d'avancer dans cette étude de sagesse qui la tenait si attachée à la lecture de l'histoire, qu'on appelle avec raison la sage con- 10 seillère des princes.1 C'est là que les plus grands rois n'ont plus de rang que par leurs vertus, et que, dégradés à jamais par les mains de la mort, ils viennent subir, sans cour et sans suite, le jugement de tous les peuples et de tous les siècles. C'est là qu'on découvre que le 15 lustre qui vient de la flatterie est superficiel; et que les fausses couleurs, quelque industrieusement qu'on les applique, ne tiennent pas. Là notre admirable princesse étudiait les devoirs de ceux dont la vie compose l'histoire: elle y perdait insensiblement le goût des romans2 20 et de leurs fades héros; et soigneuse de se former sur le vrai, elle méprisait ces froides et dangereuses fictions. Ainsi, sous un visage riant, sous cet air de jeunesse, qui semblait ne promettre que des jeux, elle cachait un sens et un sérieux dont ceux qui traitaient avec elle étaient 25 surpris.

1 Bossuet dans ses œuvres sur l'histoire, écrites à l'intention du dauphin, son élève, montre bien la place importante qu'il donne à l'histoire dans l'instruction des princes.

2 Bossuet, non plus que Boileau et Fénelon, n'approuvaient les romans tant lus à cette époque (Astrée, par D'Urfé; Cléopâtre et Cassandre, par La Calprenède; Polyxandre, par Gomberville; Clélie et Le Grand Cyrus, par Mlle de Scudéry).

Aussi pouvait-on sans crainte lui confier les plus grands secrets... Ne pensez pas que je veuille, en interprète téméraire des secrets d'État, discourir sur le voyage d'Angleterre,1 ni que j'imite ces politiques spéculatifs qui 5 arrangent suivant leurs idées les conseils des rois, et composent sans instruction les annales de leur siècle. Je ne parlerai de ce voyage glorieux que pour dire que Madame y fut admirée plus que jamais. On ne parlait qu'avec transport de la bonté de cette princesse, qui, IO malgré les divisions trop ordinaires dans les cours, lui gagna d'abord tous les esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable dextérité à traiter les affaires les plus délicates, à guérir ces défiances cachées qui souvent les tiennent en suspens, et à terminer tous les différends 15 d'une manière qui conciliait les intérêts les plus opposés. Mais qui pourrait penser sans verser des larmes aux marques d'estime et de tendresse que lui donna le roi son frère? Ce grand roi, plus capable encore d'être touché par le mérite que par le sang, ne se lassait point d'admirer 20 les excellentes qualités de Madame. O plaie irrémédiable! ce qui fut en ce voyage le sujet d'une si juste admiration est devenu pour ce prince le sujet d'une douleur qui n'a point de bornes. Princesse, le digne lien des deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous été sitôt 25 ravie? Ces deux grands rois se connaissent; c'est l'effet des soins de Madame: ainsi leurs nobles inclinations concilieront leurs esprits, et la vertu sera entre eux une immortelle médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa fermeté, nous déplorerons éternellement qu'elle ait 30 perdu son agrément le plus doux; et qu'une princesse si

1 Voyage, fait quelques semaines avant sa mort, auprès de son frère Charles II.

chérie de tout l'univers ait été précipitée dans le tombeau pendant que la confiance de deux si grands rois l'élevait au comble de la grandeur et de la gloire.

La grandeur et la gloire! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? Non, 5 Messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond 10 incapable d'élévation . . .

Je n'ai rien fait pour Madame, quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins où une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence à 15 vous raconter ce qui l'unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce discours que comme un exemple, le plus grand qu'on se puisse proposer, et le plus capable de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur 20 ni par leur esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire, et que d'une main si prompte et si souveraine elle renverse les têtes les plus respectées.

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous 25 regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été 30 choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez

dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant: mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand 5 et assez terrible. O nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte!1 Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au 10 premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à SaintCloud2 de toutes parts; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le 15 peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du Prophète: «Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonne

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Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements . . . La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales 25 mains. Quoi donc! elle devait périr sitôt! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelles 30 grâces, vous le savez: le soir nous la vîmes séchée; et ces 1 Les mots du valet qui vint appeler Bossuet auprès de Madame, 2 Faubourg de Paris où se trouvait le château de Monsieur,

fortes expressions par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux! Le passé et le présent nous garantis- 5 saient l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités .

Mais au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable, mais triste mort. A la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé 10 la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni 15 ne s'emporta contre elle . . . La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite: encore ce reste tel quel va-t-il disparaître: cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration.1 20 Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre . . .

C'est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant; et que, 25 pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu'une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines? Mais quoi! Messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous? . . . Ici un nouvel 30 ordre de choses se présente à moi: les ombres de la mort

1 Allusion à l'apparat superbe de la cérémonie à Saint-Denis.

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