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de leur esprit, mais seulement de ce que leurs sens, étant touchés par le danger présent, causent quelque changement en leur cerveau qui détermine les esprits animaux à passer de là dans les nerfs, en la façon qui est requise pour produire ce mouvement tout de même que dans une machine et sans que l'esprit le puisse empêcher.

Or, puisque nous expérimentons cela en nous-mêmes, pourquoi nous étonnerons-nous tant si la lumière réfléchie du corps d'un loup dans les yeux d'une brebis a la même force pour exciter en elle le mouvement de la fuite?

Après avoir remarqué cela, si nous voulons un peu raisonner pour connaître si quelques mouvements des bêtes sont semblables à ceux qui se font en nous par le ministère de l'esprit, ou bien à ceux qui dépendent sculement des esprits animaux et de la disposition des organes, il faut considérer les différences qui sont entre les uns et les autres, lesquelles j'ai expliquées dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, car je ne pense pas qu'on en puisse trouver d'autres; et alors on verra facilement que toutes les actions des bêtes sont seulement semblables à celles que nous faisons sans que notre esprit y contribue. A raison de quoi nous serons obligés de conclure que nous ne connaissons en effet en elles aucun autre principe de mouvement que la seule disposition des organes et la continuelle affluence des esprits animaux produits par la chaleur du cœur, qui atténue et subtilise le sang; et ensemble nous reconnaîtrons que rien ne nous a ci-devant donné occasion de leur en attribuer un autre, sinon que, ne distinguant pas ces deux principes du mouvement, et voyant que l'un, qui dépend seulement des esprits animaux et des organes, est dans les bêtes aussi bien que dans nous, nous avons cru inconsidérément que l'autre, qui dépend de l'esprit et de la pensée, était aussi en elles. Et certes, lorsque nous nous sommes persuadé quelque chose dès notre jeunesse et que notre opinion s'est fortifiée par le temps, quelques raisons qu'on emploie par après pour nous en faire voir la fausseté, ou plutôt quelque fausseté que nous remarquions en elle, il est néanmoins très-difficile de l'ôter entièrement de notre créance, si nous ne les repassons souvent en notre esprit et ne nous accoutumons ainsi à déraciner peu à peu ce que l'habitude à croire plutôt que la raison avait profondément gravé en notre esprit.

RÉPONSE A L'AUTRE PARTIE.

DE DIEU.

Jusqu'ici j'ai tâché de résoudre les arguments qui m'ont été proposés par M. Arnauld, et me suis mis en devoir de soutenir tous ses efforts; mais désormais, imitant ceux qui ont affaire à un trop fort adversaire, je tâcherai plutôt d'éviter les coups que de m'exposer directement à leur violence.

Il traite seulement de trois choses dans cette partie qui peuvent facilement être accordées selon qu'il les entend; mais je les prenais en un autre sens lorsque je les ai écrites, lequel sens me semble aussi pouvoir être reçu comme véritable.

La première est que « quelques idées sont matériellement fausses; » c'est-à-dire, selon mon sens, qu'elles sont telles qu'elles donnent au jugement matière ou occasion d'erreur; mais lui, considérant les idées prises formellement, soutient qu'il n'y a en elles aucune fausseté.

La seconde, que « Dieu est par soi positivement et comme par une cause, » où j'ai seulement voulu dire que la raison pour laquelle Dieu n'a besoin d'aucune cause efficiente pour exister est fondée en une chose positive, à savoir, dans l'immensité même de Dieu, qui est la chose la plus positive qui puisse être; mais lui, prenant la chose autrement, prouve que Dieu n'est point produit par soi-même, et qu'il n'est point conservé par une action positive de la cause efficiente; de quoi je demeure aussi d'accord.

Enfin, la troisième est « qu'il ne peut y avoir rien dans notre esprit dont nous n'ayons connaissance, » ce que j'ai entendu des opérations, et lui le nie des puissances.

Mais je tâcherai d'expliquer tout ceci plus au long. Et premièrement où il dit que « si le froid est seulement une privation, il « ne peut y avoir d'idée qui me le représente comme une chose « positive,» il est manifeste qu'il parle de l'idée prise formellement. Car, puisque les idées mêmes ne sont rien que des formes, et qu'elles ne sont point composées de matière, toutes et quantes fois qu'elles sont considérées en tant qu'elles représentent quelque chose, elles ne sont pas prises matériellement, mais formellement ; que si on les considérait non pas en tant

qu elles représentent une chose ou une autre, mais seulement comme étant des opérations de l'entendement, on pourrait bien à la vérité dire qu'elles seraient prises matériellement, mais alors elles ne se rapporteraient point du tout à la vérité ni à la fausseté des objets : c'est pourquoi je ne pense pas qu'elles puissent être dites matériellement fausses en un autre sens que celui que j'ai déjà expliqué: c'est à savoir, soit que le froid soit une chose positive, soit qu'il soit une privation, je n'ai pas pour cela une autre idée de lui, mais elle demeure en moi la même que j'ai toujours eue, laquelle je dis me donner matière ou occasion d'erreur, s'il est vrai que le froid soit une privation et qu'il n'ait pas autant de réalité que la chaleur, d'autant que, venant à considérer l'une et l'autre de ces idées selon que je les ai reçues des sens, je ne puis reconnaître qu'il y ait plus de réalité qui me soit représentée par l'une que par l'autre.

Et certes je n'ai pas confondu le jugement avec l'idée ; car j'ai dit qu'en celle-ci se rencontrait une fausseté matérielle; mais dans le jugement il ne peut y en avoir d'autre qu'une formelle. Et quand il dit que « l'idée du froid est le froid même, en tant qu'il est objectivement dans l'entendement, » je pense qu'il faut user de distinction; car il arrive souvent dans les idées obscures et confuses, entre lesquelles celles du froid et de la chaleur doivent être mises, qu'elles se rapportent à d'autres choses qu'à celles dont elles sont véritablement les idées. Ainsi, si le froid est seulement une privation, l'idée du froid n'est pas le froid même en tant qu'il est objectivement dans l'entendement, mais quelque autre chose qui est prise faussement pour cette privation; savoir, est, un certain sentiment qui n'a aucun être hors de l'entendement.

Il n'en est pas de même de l'idée de Dieu, au moins de celle qui est claire et distincte, parce qu'on ne peut pas dire qu'elle se rapporte à quelque chose à quoi elle ne soit pas conforme.

Quant aux idées confuses des dieux qui sont forgées par les idolâtres, je ne vois pas pourquoi elles ne pourraient point aussi être dites matériellement fausses, en tant qu'elles servent de matière à leurs faux jugements, combien qu'à dire vrai celles qui ne donnent pour ainsi dire au jugement aucune occasion d'erreur, ou qui la donnent fort légère, ne doivent pas avec tant de raison être dites matériellement fausses que celles qui la donnent fort grande: or il est aisé de faire voir, par plusieurs

exemples, qu'il y en a qui donnent une plus grande occasion d'erreur les unes que les autres. Car elle n'est pas si grande en ces idées confuses que notre esprit invente lui-même, telles que sont celles des faux dieux, qu'en celles qui nous sont offertes confusément par les sens, comme sont les idées du froid et de la chaleur, s'il est vrai, comme j'ai dit, qu'elles ne représentent rien de réel. Mais la plus grande de toutes est dans ces idées qui naissent de l'appétit sensitif. Par exemple, l'idée de la soif dans un hydropique ne lui est-elle pas en effet occasion d'erreur lorsqu'elle lui donne sujet de croire que le boire lui sera profitable, qui toutefois lui doit être nuisible?

Mais M. Arnauld demande ce que cette idée du froid me représente, laquelle j'ai dit être matériellement fausse : « car, « dit-il, si elle représente une privation, donc elle est vraie; si « un être positif, donc elle n'est pas l'idée du froid; » ce que je lui accorde; mais je ne l'appelle fausse que parce qu'étant obscure et confuse, je ne puis discerner si elle me représente quelque chose qui, hors de mon sentiment, soit positive ou non; c'est pourquoi j'ai occasion de juger que c'est quelque chose de positif, quoique peut-être ce ne soit qu'une simple privation. Et partant il ne faut pas demander « quelle est la cause de cet être << positif objectif qui, selon mon opinion, fait que cette idée est matériellement fausse; » d'autant que je ne dis pas qu'elle soit faite matériellement fausse par quelque être positif, mais par la seule obscurité, laquelle néanmoins a pour sujet et fondement un être positif, à savoir, le sentiment même. Et de vrai cet être positif est en moi en tant que je suis une chose vraie; mais l'obscurité, laquelle seule me donne occasion de juger que l'idée de ce sentiment représente quelque objet hors de moi qu'on appelle froid, n'a point de cause réelle, mais elle vient sculement de ce que ma nature n'est pas entièrement parfaite. Et cela ne renverse en façon quelconque mes fondements. Mais ce que j'aurais le plus à craindre serait que, ne m'étant jamais beaucoup arrêté à lire les livres des philosophes, je n'aurais peut-être pas suivi assez exactement leur façon de parler lorsque j'ai dit que ces idées qui donnent au jugement matière ou occasion d'erreur étaient matériellement fausses, si je ne trouvais que ce mot matériellement est pris en la même signification par 'le premier auteur qui m'est tombé par hasard entre les mains pour m'en éclaircir: c'est Suarez, en la Dispute IX, sect. n, no 4.

Mais passons aux choses que M. Arnauld désapprouve le plus, et qui toutefois me semblent mériter le moins sa censure: c'est à savoir, où j'ai dit qu'il nous était «<loisible de penser que Dieu « fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi-même « que la cause efficiente à l'égard de son effet. » Car, par cela même, j'ai nié, ce qui lui semble un peu hardi et n'être pas véritable, à savoir que Dieu soit la cause efficiente de soi-même, parce qu'en disant qu'il fait en quelque façon la même chose, j'ai montré que je ne croyais pas que ce fût entièrement la même ; et, en mettant devant ces paroles, il nous est tout à fait loisible de penser, j'ai donné à connaître que je n'expliquais ainsi ces choses qu'à cause de l'imperfection de l'esprit humain.

Mais qui plus est, dans tout le reste de mes écrits j'ai toujours fait la même distinction: car dès le commencement, où j'ai dit «< qu'il n'y a aucune chose dont on ne puisse rechercher la cause « efficiente, » j'ai ajouté : « ou, si elle n'en a point, demander « pourquoi elle n'en a pas besoin ; » lesquelles paroles témoignent assez que j'ai pensé que quelque chose existait qui n'a pas besoin de cause efficiente. Or quelle chose peut être telle, excepté Dieu ? Et même un peu après j'ai dit « qu'il y avait en « Dieu une si grande et inépuisable puissance, qu'il n'a jamais << eu besoin d'aucun secours pour exister, et qu'il n'en a pas en«< core besoin pour être conservé; en telle sorte qu'il est en << quelque façon la cause de soi-même; » là où ces paroles, la cause de soi-même, ne peuvent en façon quelconque être entendues de la cause efficiente, mais seulement que cette puissance inépuisable qui est en Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il n'a pas besoin de cause. Et d'autant que cette puissance inépuisable ou cette immensité d'essence est très-positive, pour cela j'ai dit que la cause ou la raison pour laquelle Dicu n'a pas besoin de cause est positive. Ce qui ne se pourrait dire en même façon d'aucune chose finie, encore qu'elle fût trèsparfaite en son genre. Car si on disait qu'une chose finie fût par soi, cela ne pourrait être entendu que d'une façon négative, d'autant qu'il serait impossible d'apporter aucune raison qui fût tirée de la nature positive de cette chose pour laquelle nous dussions concevoir qu'elle n'aurait pas besoin de cause efficiente. Et ainsi en tous les autres endroits j'ai tellement comparé la cause formelle, ou la raison prise de l'essence de Dieu, qui fait qu'il n'a pas besoin de cause pour exister ni pour être conservé,

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