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les intérêts me touchent d'assez loin, j'allasse attaquer ces redoutables puissances qu'on appelle les sens et l'imagination? Il faudrait bien du courage pour cette entreprise; on ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois bien des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des terres; mais ils ne le croient pas de la même façon qu'ils le croiraient, s'ils ne les avaient pas vues sous une apparence différente ; il leur souvient toujours de la première idée qu'ils en ont prise, et ils n'en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semblent cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu'à cause d'un certain plaisir que leur fait sa singularité.

Eh quoi! interrompit-elle, n'en est-ce pas assez pour une opinion qui n'est que vraisemblable? Vous seriez bien étonnée, repris-je, si je vous disais que le terme de vraisemblance est assez modeste. Est-il simplement vraisemblable qu'Alexandre ait été? Vous vous en tenez fort sûre, et sur quoi est fondée cette certitude? sur ce que vous en avez toutes les preuves que vous pouvez souhaiter en pareille matière, et qu'il ne se présente pas le moindre sujet de douter, qui suspende et qui arrête votre esprit; car du reste vous n'avez jamais vu Alexandre, et vous n'avez pas de démonstration mathématique qu'il ait dû être. Mais que direzvous, si les habitans des planètes étaient à peu près dans le même cas? On ne saurait vous les faire voir, et vous ne pouvez pas demander qu'on vous les démontre comme l'on ferait une affaire de mathématique : mais toutes les preuves qu'on peut souhaiter d'une pareille

chose, vous les avez; la ressemblance entière des planètes avec la terre qui est habitée, l'impossibilité d'imaginer aucun autre usage pour lequel elles eussent été faites, la fécondité et la magnificence de la nature, de certains égards qu'elle paraît avoir eus pour les besoins de leurs habitans, comme d'avoir donné des lunes aux planètes éloignées du soleil, et plus de lunes aux plus éloignées ; et ce qui est très important, tout est de ce côté là, et rien du tout de l'autre ; et vous ne sauriez imaginer le moindre sujet de doute, si vous ne reprenez les yeux et l'esprit du peuple. Enfin, supposé qu'ils soient, ces habitans des planètes, ils ne sauraient se déclarer par plus de marques, et par des marques plus sensibles, et après cela, c'est à vous à voir si vous ne les voulez traiter que de chose purement vraisemblable. Mais vous ne voudriez pas, reprit-elle, que cela me parût aussi certain qu'il me le paraît qu'Alexandre a été ? Non pas tout-à-fait, répondis-je; car, quoique nous ayons sur les habitans des planètes autant de preuves que nous en pouvons avoir dans la situation où nous sommes, le nombre de ces preuves n'est pourtant pas grand. Je m'en vais renoncer aux habitans des planètes, interrompit-elle; car je ne sais plus en quel rang les mettre dans mon esprit : ils ne sont pas tout-à-fait certains; ils sont plus que vraisemblables; cela m'embarrasse trop. Ah! Madame, répliquai-je, ne vous découragez pas. Les horloges les plus communes et les plus grossières marquent les heures ; il n'y a que celles qui sont travaillées avec plus d'art qui marquent les minutes. De même les esprits ordinaires sentent bien la différence d'une simple vraisemblance à une certitude entière; mais il n'y a que les esprits fins qui

sentent le plus ou le moins de certitude ou de vraisemblance, et qui en marquent, pour ainsi dire, les minutes par leur sentiment. Placez les habitans des planètes un peu au-dessous d'Alexandre, mais au-dessus de je ne sais combien de points d'histoire qui ne sont pas tout-à-fait prouvés : je crois qu'ils seront bien là. J'aime l'ordre, dit-elle, et vous me faites plaisir d'arranger mes idées; mais pourquoi n'avez-vous pas déjà pris ce soin là? Parce que, quand vous croirez les habitans des planètes un peu plus ou un peu moins qu'ils ne méritent, il n'y aura pas grand mal, répondis-je. Je suis sûr que vous ne croyez pas le mouvement de la terre autant qu'il devrait être cru; en êtes-vous beaucoup à plaindre? Oh! pour cela, reprit-elle, j'en fais bien mon devoir, vous n'avez rien à me reprocher; je crois fermement que la terre tourne. Je ne vous ai pourtant pas dit la meilleure raison qui le prouve, répliquai-je. Ah! s'écria-telle, c'est une trahison de m'avoir fait croire les choses avec de faibles preuves. Vous ne me jugiez donc pas digne de croire sur de bonnes raisons? Je ne vous prouvais les choses, répondis-je, qu'avec de petits raisonnemens doux, et accommodés à votre usage; en eussé-je employé d'aussi solides et d'aussi robustes, que si j'avais eu à attaquer un docteur? Oui, dit-elle ; prenez-moi présentement pour un docteur, et. voyons cette nouvelle preuve du mouvement de la terre.

Volontiers, repris-je; la voici. Elle me plaît fort, peut-être parce que je crois l'avoir trouvée; cependant elle est si bonne et si naturelle, que je n'oserais m'assurer d'en être l'inventeur. Il est toujours sûr qu'un savant entêté, qui y voudrait répondre, serait réduit à parler beaucoup; ce qui est la seule manière

dont un savant puisse être confondu. Il faut, ou que tous les corps célestes tournent en vingt-quatre heures autour de la terre, ou que la terre, tournant sur ellemême en vingt-quatre heures, attribue ce mouvement à tous les corps célestes. Mais qu'ils aient réellement cette révolution de vingt-quatre heures autour de la térre, c'est bien la chose du monde où il y a le moins d'apparence, quoique l'absurdité n'en saute pas d'abord aux yeux. Toutes les planètes font certainement leurs grandes révolutions autour du soleil : mais ces révolutions sont inégales entre elles, selon les distances où les planètes sont du soleil; les plus éloignées font leurs cours en plus de temps, ce qui est fort naturel. Cet ordre s'observe même entre les petites planètes subalternes, qui tournent autour d'une grande. Les quatre lunes de Jupiter, les cinq de Saturne, font leurs cercles en plus ou moins de temps autour de leur grande planète, selon qu'elles en sont plus ou moins éloignées. De plus, il est sûr que les planètes ont des mouvemens sur leurs propres centres ; ces mouvemens sont encore inégaux : on ne sait pas bien sur quoi se règle cette inégalité; si c'est, ou sur la différente grosseur des planètes, ou sur leur différente solidité, ou sur la différente vitesse des tourbillons particuliers qui les enferment, et des matières liquides où elles sont portées : mais enfin l'inégalité est très certaine; et en général tel est l'ordre de la nature, que tout ce qui est commun à plusieurs choses, se trouve en même temps varié par des différences particulières.

Je vous entends, interrompit la marquise, et je crois que vous avez raison. Oui, je suis de votre avis: si les planètes tournaient autour de la terre, elles tourne

raient en des temps inégaux selon leurs distances, ainsi qu'elles font autour du soleil; n'est-ce pas ce que vous voulez me dire? Justement, Madame, repris-je ; leurs distances inégales, à l'égard de la terre, devraient produire des différences dans ce mouvement prétendu autour de la terre; et les étoiles fixes, qui sont si prodigieusement éloignées de nous, si fort au-dessus de tout ce qui pourrait prendre autour de nous un mouvement général, du moins situées en lieu où ce mouvement devrait être fort affaibli, n'y aurait-il pas bien de l'apparence qu'elles ne tourneraient pas autour de nous en vingt-quatre heures, comme la lune qui en est si proche ? Les comètes qui sont étrangères dans notre tourbillon, qui y tiennent des routes différentes les unes des autres, qui ont aussi des vitesses si différentes, ne devraient-elles pas être dispensées de tourner toutes autour de nous dans ce temps de vingt-quatre heures? Mais non, planètes, étoiles fixes, comètes, tout tournera en vingt-quatre heures autour de la terre. Encore, s'il y avait dans ces mouvemens quelques minutes de différence, on pourrait s'en contenter : mais ils seront tous de la plus exacte égalité, ou plutôt de la seule égalité exacte qui soit au monde; pas une minute de plus ou de moins. En vérité, cela doit être étrangement suspect.

Oh! dit la marquise, puisqu'il est possible que cette grande égalité ne soit que dans notre imagination, je me tiens fort sûre qu'elle n'est point hors de là. Je suis bien aise qu'une chose qui n'est point du génie de la nature, retombe entièrement sur nous, et qu'elle en soit déchargée, quoique ce soit à nos dépens. Pour moi, repris-je, je suis si ennemi de l'égalité parfaite,

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