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Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte:
Aussi bien qu'elle je porte

Un poison prompt et puissant (1).
Enfin voilà ma requète :

C'est à vous de commander
Qu'on me laisse précéder
A mon tour ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien,

Qu'on ne se plaindra de rien.

Le Ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle (2).
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors; et la guide nouvelle (3),
Qui ne voyait au grand jour

Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre;

Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les Etats tombés dans son erreur!

XIV

Un Animal dans la Lune (4).

Pendant qu'un philosophe (5) assure Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,

(1) La queue du serpent ne porte point de venin; mais, supposé qu'elle en porte, c'est là une assez mauvaise raison à alléguer au Ciel.

(2) Bonté cruelle, alliance de mots hardie et heureuse. (3) Ce mot appliqué aux personnes ne s'emploie plus comme féminin.

(4) Le chevalier Paul Neal, de la société royale de Londres, avait cru voir un animal dans la lune : ce n'était qu'un insecte caché dans l'objectif de la lunette. Cette erreur suggéra à la Fontaine l'idée de sa fable.

(5) Démocrite.

Un autre philosophe (1) jure

Qu'ils ne nous ont jamais trompés.

Tous les deux ont raison; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront;
Mais aussi si l'on rectifie

L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement:
J'en dirai quelque jour les raisons amplement (2).
J'aperçois le soleil: quelle en est la figure?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour;
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la nature?
Sa distance me fait juger de sa grandeur;
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.
L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,

Développe le vrai caché sous l'apparence;
Je ne suis point d'intelligence

Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille (3), lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse:
La raison décide en maîtresse.

Mes yeux, moyennant ce secours,

Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tète de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être? Non. D'où vient donc cet objet?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,

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Épicure.

La Fontaine n'a pas tenu parole, et peut-être a-t-il bien fait,

(3) Ellipse, pour m avec mon oreille.

L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un boeuf, un éléphant.

Naguère l'Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau;

Et chacun de crier merveille.

Il était arrivé là-haut un changement

Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre (1) entre tant de puissances
N'en était point l'effet? Le monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connaissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C'était une souris cachée entre les verres;

Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux! Quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois!
Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire.
C'est à nos ennemis de craindre les combats,
A nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.
Même les Filles de mémoire

Ne nous ont point quittés; nous goûtons des plaisirs;
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
Charles (2) en sait jouir; il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre

A ces jeux, qu'en repos elle voit aujourd'hui.
Cependant s'il pouvait apaiser la querelle,
Que d'encens! Est-il rien de plus digne de lui?
La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars?
O peuple trop heureux! quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts?

(1) La France était alors en guerre avec la Hollande, l'Espagne et l'Empire.

(2) Charles II, roi d'Angleterre.

FIN DU LIVRE SEPTIÈME

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La mort ne surprend point le sage.
Il est toujours prêt à partir.

S'étant su lui-même avertir

Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas! embrasse tous les temps:
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments.
Il n'en est point qu'il ne comprenne
Dans le fatal tribut, tous sont de son domaine;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière

Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,

Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,

La mort ravit tout sans pudeur :
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n'est rien de moins ignoré,

Et, puisqu'il faut que je le die,

Rien où l'on soit moins préparé (1).

Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie
Se plaignait à la mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament,

Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au pied levé? dit-il attendez quelque peu;
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous ètes pressante, ô déesse cruelle!
Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience :
Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-inoi dans Paris
Deux mortels aussi vieux; trouve-m'en dix en France.
Je devais, te dis - tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose:

J'aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause
Du marcher et du mouvement,

Quand les esprits, le sentiment,

Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïe;
Toute chose pour toi semble être évanouie;
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus;
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourants, ou malades:
Qu'est-ce que tout cela qu'un avertissement?
Allons, vieillard, et sans réplique :
Il n'importe à la république

Que tu fasses ton testament (2).

(1) Tout ce prologue est admirable par l'importance et la gravité des idées, par la noblesse et l'élévation du style. La. Fontaine est ici comparable à Bossuet.

(2) Quelle vérité dans ce dialogue! quelle force dans les raisonnements qu'il renferme !

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