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« niens. » La vie entière du héros attestoit la vérité de ces paroles.

XX.

La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur cœur.

Ainsi la sagesse n'est encore que de l'hypocrisie ! Remarquez que cette définition de la constance est une suite de la Maxime 48, et ne peut, comme elle, s'appliquer qu'à Richelieu ou à Mazarin. Voyez d'ailleurs quels seroient ses résultats. Ne faudroit-il pas en conclure que la sagesse est funeste à l'humanité, puisque, sans nous ôter les maux, elle nous priveroit des consolations? La constance du vrai sage est l'art d'opposer aux agitations de la vie une force qui les détruise; c'est un amour de la vertu qui ne peut être ébranlé ni par la crainte, ni par l'espérance. Mais il est une autre vertu supérieure à celle des sages: c'est la résignation du chrétien, vertu qui met à la place de nos souffrances un sentiment d'amour pour celui qui les envoie; vertu pleine de vigueur, qui écarte toutes les incertitudes, car elle ne s'appuie plus sur nous, mais sur Dieu, et, transportant nos desirs de la terre au ciel, elle nous console des douleurs qui passent par l'espérance d'une joie qui ne passera jamais. Epictète étoit pénétré de tout ce que cette morale a de plus sublime, lorsqu'il disoit, en s'adressant aux dieux : « J'ai été malade <«< parceque vous l'avez voulu, et je l'ai voulu de <«< même ; j'ai été pauvre parceque vous l'avez voulu, « et j'ai été content de ma pauvreté; j'ai été dans « la bassesse parceque vous l'avez voulu, et je n'ai « jamais desiré d'en sortir. » Pensées touchantes, qui ne peuvent s'échapper que d'une ame paisible, et qui n'arrivent à la nôtre que pour la remplir de courage et d'amour. Si la constance des sages n'éque l'art de renfermer leurs agitations dans leur cœur, Epictète auroit eu l'enfer dans le sien. Peu d'hommes furent aussi malheureux, et c'est du sein de ses misères qu'il poussa ce cri sublime: « Je suis Épictète, esclave, estropié, un autre Irus en pau« vreté et en misère, et cependant aimé des dieux ! »

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XXII.

XXIII.

Peu de gens connoissent la mort; on ne la souffre pas ordina'rement par résolution, mais par stupidité et par coutume; et la plupart des hommes meurent parcequ'on ne peut s'empêcher de mourir.

La crainte de la mort n'est, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'un sentiment physique, un instinct nécessaire à notre conservation. C'est une sentinelle commise à la garde de l'être matériel, et qui se retire à mesure que la morale nous éclaire, ou que notre intelligence s'agrandit. L'homme laissé à luimême n'éviteroit aucun mal; les animaux partagent cet instinct avec l'homme, l'ame n'y est pour rien: ou plutôt c'est de l'ame seule que nous apprenons, contre le témoignage de tous nos sens, que la mort est le plus grand des biens, jusque-là que le malheureux l'appelle, que le héros la brave, que le chrétien la bénit. La mort n'est pas notre affaire, c'est celle de la nature; pour ne la pas craindre, loin d'en détourner la vue, il suffit de l'envisager et de la comprendre. (Voyez les notes des Maximes 26

et 504.)

XXVI.

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement, Les anciens redoutoient la mort, ne pouvant ni la comprendre, ni consentir à paroître la craindre! Ils l'embrassèrent avec mépris, et ce mépris fit leur grandeur. Politique, mœurs, philosophie, tout fut dirigé dans ce but. Socrate seul, en méditant sur la mission de l'homme, pressentit que la mort devoit renfermer le prix de la vertu. Il mit sa confiance en Dieu, et, le cœur pénétré de ce sentiment nouveau, il s'endormit sur la terre pour se réveiller dans le ciel. Mais la foi du chrétien a pénétré plus avant dans ces abîmes. Ce n'est point assez pour lui de regarder la mort fixement, il la contemple avec joie, il l'attend avec amour. Tous ses mystères lui sont dévoilés : elle n'accroît pas ses peines, elle les dissipe; elle ne trouble pas ses espérances, elle les accomplit; elle ne lui ôte pas la vie, elle la lui donne. Ainsi le passé comme le présent, la fin des sages les plus illustres comme celle des chrétiens les plus obscurs, démentent cette pensée calomnieuse. Caton en eût rougi,

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des Bayard ne l'eût pas comprise. Et vous, pieuses vicmaux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle.

Anaxarque, Diogène, Épictète, Socrate, apprirent au monde que la philosophie est supérieure à la misère, à l'esclavage, à la douleur, à la mort. La Rochefoucauld prétendoit-il nier ces grands exemples, ou les renverser par une maxime? (Voyez la note de la Maxime 20. )

times de notre révolution, qu'auriez-vous dit de ce langage, vous qu'on vit prier pour vos assassins, et qui, au moment de quitter la terre, ne répandiez des pleurs que sur nos maux! (Voyez la note de la Maxime 504.)

XXVIII.

La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir : au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

Ici comme dans une foule d'autres Maximes, l'au teur n'envisage qu'un des côtés de la passion qu'il veut excuser. Il n'y a point de coupable qui n'ait ses raisons. Dans les ames communes, la jalousie ne développe que bassesses, méfiances, soupçons; dans les ames vigoureuses, ses fruits sont la fureur et le crime. Chacun en supporte le poids suivant sa force; mais l'avilissement est pour tous. Quant à l'envie, passion obscure, lâche, honteuse d'elle-même, elle ne souffre pas toujours du bien des autres, mais seulement de n'être pas aussi bien que les autres. Charron l'a supérieurement définie, lorsqu'il a dit : C'est un regret du bien que les autres possèdent, et qui tourne ce bien à notre mal.

XXIX.

XXXV.

L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.

L'orgueil n'étant qu'une fausse mesure de nousmoins d'étendue suivant notre caractère ou nos pasmêmes, il est évident que cette mesure a plus ou sions. Soutenir que l'orgueil est égal dans tous les hommes, c'est donc soutenir qu'Alexandre et saint Louis avoient le même caractère et les mêmes passions; c'est ne mettre nulle différence entre Pradon, qui se plaignoit de l'injustice du public soulevé contre ses pièces, et Racine, qui, frappé de la froideur de ce même public pour Athalie, emporta dans la tombe la douloureuse pensée qu'il s'étoit trompé; enfin, c'est nier la modestie, vertu des ames délicates, et qui sert de voile aux autres vertus.

XXXVII.

L'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger, que pour leur persuader

Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution que nous en sommes exempts. et de haine que nos bonnes qualités.

Il est deux manières de considérer cette Maxime : comme maxime générale, et comme maxime d'exception. La première proposition seroit une absurdité, La Rochefoucauld n'a pas pu dire que, dans le commerce habituel de la vie, la sincérité, l'innocence, la générosité, la modestie, nous attirent la haine et la persécution; tandis que la colère, l'injustice, la violence, la mauvaise foi, nous donnent des amis. En se bornant donc à la seconde proposition, il faut avouer que les grandes qualités irritent quelquefois les méchants, et qu'elles excitent la persécution; mais dire qu'elles appellent la haine, c'est calomnier le genre humain. Socrate et Fénelon furent persécutés, ils ne furent point hais; ou plutôt jamais ils n'inspirèrent autant d'amour qu'au moment où ils recueilloient le

prix de leurs vertus, l'un dans une prison, l'autre dans l'exil. Si vous êtes méchants, les hommes vous haissent; si vous êtes bons, ils vous persécutent. Heureusement le choix est facile entre ces deux extrémités, car on peut supporter l'injustice des hommes, mais leur haine est un supplice qui ne nous laisse ni consolation ni refuge. (V. la note de la Maxime 238.)

XXXIV.

Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

Pensée plus brillante que solide. L'absence de l'orgueil ne nous rend point insensible; on peut donc, sans avoir de l'orgueil, être blessé de celui des autres.

Il y a au moins de grandes exceptions à cette règle; et La Rochefoucauld ne pensoit pas sans doute conseils de l'amitié. Avertir et être averti, dit Cien faire l'application aux leçons paternelles et aux céron, c'est le propre de l'amitié. Au reste, l'auteur en convient lui-même dans une autre pensée qu'il est difficile de mettre d'accord avec celle-ci.

« Le plus grand effet de l'amitié, dit-il, n'est pas « de montrer nos défauts à un ami, c'est de lui faire << voir les siens. » (Maxime 440.)

XXXVIII.

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

Nouveau trait du caractère de Mazarin. Sans re

connoissance pour les services passés, il ne laissoit tomber les graces de la cour que sur ceux qui avoient l'audace de s'en faire craindre. L'art de promettre fut pour lui l'art de régner. Prodigue seulement d'espérance, flatteur de ses propres courtisans, il amusoit leur vanité, laissant entrevoir dans l'avenir des faveurs considérables pour se dispenser d'en accorder de légères. La Rochefoucauld fut victime de ses promesses hypocrites; mais il ne pensoit pas, sans doute, que lire dans le cœur de Mazarin c'étoit lire dans le cœur de tous les hommes.

On trouve dans les Fragments historiques de Racine, une explication ingénieuse de cette politique de Mazarin : nous la citons comme le complément de la pensée de La Rochefoucauld.

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Notre pensée est infinie; elle se porte dans le passé et dans l'avenir. J'entends, par le passé, communication avec Plutarque, Socrate et Platon. Et, quant au présent, ma pensée pénètre aussi facilement dans les pays les plus éloignés qu'elle a pénétré dans les siècles: jusque-là, qu'elle me transporte à volonté dans toutes les contrées que j'ai parcourues. Or, si l'ame étoit une modification de la matière, elle iroit par les mêmes degrés; et comme pour aller à Rome il faut traverser les Alpes et l'Italie, de même mon esprit ne pourroit se peindre le Colisée ou le Panthéon qu'après avoir parcouru successivement tous les pays intermédiaires.

On m'objectera peut-être qu'en réfutant les matérialistes je cesse de réfuter La Rochefoucauld. Si cela étoit, mes arguments subsisteroient encore pour répondre à ceux qui seroient tentés de donner cette extension à sa doctrine. Mais est-il bien sûr que je ne combatte pas l'auteur des Maximes, et faut-il ré

hasard une opinion dangereuse, se réservant de la développer ensuite sans scandale; offrant le poison à ceux qui le cherchent, ne le dérobant qu'aux ames indifférentes, et marquant enfin le véritable point de départ de toutes les doctrines funestes qui ont ravagé le dix-huitième siècle? Pour mettre cette triste vérité dans tout son jour, il suffit de rapprocher la Maxime 44 de la 297o, ainsi conçue :

« Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et « réglé, qui meut et qui tourne imperceptiblement << notre volonté; elles roulent ensemble et exercent <«< successivement un empire secret en nous, de sorte « qu'elles ont une part considérable à toutes nos ac<«<tions, sans que nous le puissions connoître. >>

Si la bonne ou la mauvaise disposition du corps régloit la force ou la foiblesse de l'esprit, il en révéler avec quel art perfide il sait jeter comme au sulteroit nécessairement que tous ceux dont les organes sont sains devroient avoir l'esprit vigoureux, et que tous ceux dont les organes sont malades devroient avoir l'esprit foible: chose que l'expérience dément, et que par cela même il est inutile de combattre. La Rochefoucauld a-t-il voulu dire que l'ame est une harmonie de toutes les parties du corps, et que la puissance de la pensée augmente ou diminue, suivant la perfection de cette harmonie? Il faudroit toujours en conclure qu'un corps foible ne donneroit qu'une ame foible, ce qui est également contraire à l'expérience. César étoit d'une complexion délicate; et c'est dans un corps débile que brûloit l'ame la plus énergique de Rome, celle de Caton. D'un autre côté, si la force de l'esprit étoit un résultat de l'harmonie de tous les membres du corps, lorsqu'un homme auroit perdu un bras, sa pensée devroit s'affoiblir, ce qui n'est point encore arrivé. L'esprit agit, au contraire, avec d'autant plus de liberté que le corps le charge moins. Le délicat Athénien avoit une ame bien autrement énergique que les Cimbres et les Teutons, dont la taille étoit énorme. Mais l'absurdité du système paroît mieux encore, lorsqu'au lieu d'un membre on retranche un organe ou même un sens; car la perte d'un organe devroit anéantir une partie de l'ame, si celleci n'étoit qu'une harmonie de toutes les parties du corps. Et cependant a-t-on vu que la cécité d'Homère, de Milton et de Delille eût affoibli leur génie? et ne semble-t-il pas, au contraire, que leurs inspirations devenoient plus sublimes, à mesure que la perte de leurs organes les détachoit de la terre?

Œuvres de Racine, tome V. p. 299; Paris, Lefèvre, 1821.

Une pareille Maxime n'est-elle pas un cours complet de matérialisme? Ainsi s'éblouit lui-même un esprit supérieur, lorsque, cessant de s'appuyer sur les principes de la saine morale, il ne songe qu'à flétrir la vertu. Rousseau lui auroit dit : Tu crois me montrer un homme, et je ne vois dans tes mains qu'un cadavre. Ainsi donc, suivant La Rochefoucauld, la disposition de nos organes fait notre force ou notre foiblesse, et nos actions dépendent en grande partie du cours de nos humeurs. Il a dit plus haut que la sagesse n'étoit que de l'hypocrisie, que la vertu n'étoit que de l'amour-propre; il dira plus loin que la fortune gouverne le monde. Que nous laissera-t-il pour nous consoler? nos vices et sa philosophie!

On n'a que trop, de nos jours, vanté cette influence du tempérament pour nier celle de la vertu. Nos physiologistes croient sérieusement avoir tout expliqué lorsqu'ils nous apprennent que la férocité de Sylla dépendoit d'une rigidité de fibres, et la

de ces passions et de ces appétits offrent d'ailleurs une preuve bien remarquable de ce que nous avons déja appelé notre double nature. Les plaisirs des sens s'usent avec les sens : ils sont rapides et pleins de retours amers, tandis que les plaisirs de l'ame, l'étude, la bienfaisance, toutes les vertus enfin, ont d'autant plus de douceur que nous nous y exerçons davantage. Les premiers nous épuisent vite, les seconds accroissent nos forces; l'abus des uns nous précipite vers la mort, l'usage constant des autres nous fait chérir jusqu'aux maux de la vie, en nous ouvrant un horizon sans borne dans l'éternité.

modestie de Fabius d'une humeur pituiteuse1. Cette | et refréner les appétits du corps. Les effets opposés découverte est briliante, et sans doute elle est aussi vraie que morale. Mais comment l'appliquer au caractère de Titus, par exemple, qui, avant d'être l'amour du genre humain, faisoit dire aux citoyens de Rome, épouvantés de ses cruautés et de ses débauches, qu'il seroit un autre Néron? Denique propalam alium Neronem et opinabantur et prædicabant. Quel changement s'est donc opéré dans les fibres ou dans les humeurs de cet homme aujourd'hui cruel, demain vertueux ? Un semblable exemple suffiroit pour détruire toutes les théories des matérialistes, lors même que nous ne sentirions pas en nous la force de vaincre nos passions, qui n'est que la liberté de choisir entre le vice et la vertu. Il est vrai que cette force morale ne se produit pas tout à coup et d'elle-même, mais qu'il faut y exercer son ame, et ceci prouve encore en notre faveur, car ce n'est pas en formant son corps qu'on devient un être moral, mais en formant sa pensée. Voyez l'absurdité de votre doctrine Si elle étoit vraie, il faudroit en conclure que les remèdes de l'ame ne se trouvent ni dans Platon, ni dans l'Evangile, mais dans la Pharmacopée universelle, ou dans le Dictionnaire des sciences médicales. Quelle morale lumineuse que celle où, pour faire de Néron un Socrate, il suffiroit d'une ordonnance de médecin!...

Je sais que les propagateurs de la doctrine de La Rochefoucauld s'appuient des aberrations de la raison humaine, suite du dérangement de quelques organes. Ils triomphent lorsqu'ils ont dit: Les fous et les imbéciles prouvent pour nous. Voilà un singulier raisonnement et un singulier triomphe! Ainsi donc, parcequ'une taie s'est formée sur votre œil, vous en concluez que votre œil n'existe pas. Eh bien! moi je conclus que l'ame des fous existe dans le cerveau comme l'œil existe sous la taie; mais elle dort, elle est au cachot. Faites tomber la taie de l'œil, et il reverra la lumière; rétablissez les conditions nécessaires à la vue de l'ame, et sa raison brillera. Au reste, toutes ces erreurs prennent leur source dans une vérité dont les conséquences ont été exagérées, c'est que l'harmonie établie entre le corps et l'ame ne peut être dérangée sans que l'un ou l'autre ne s'en ressente. Mais ceci est un effet purement moral, une prévoyance conservatrice, une voie ouverte à la vertu. Tout excès rompt l'accord de notre double nature, dont la raison est la règle commune. Or, pour en conserver l'harmonie, il n'y a pas deux routes; celle de la vertu est forcée, parceque la vertu seule peut borner les passions de l'ame

Art de perfectionner l'homme, tome II, pages 487 et 490.
SUETON., Titus, § VII.

XLVIII.

La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non par avoir ce que les autres trouvent aimable.

Voici une merveilleuse inadvertance. Si la Maxime étoit juste, elle renverseroit de fond en comble le système d'orgueil et de vanité élevé par l'auteur. Malheureusement elle souffre d'assez nombreuses exceptions, et l'on peut, en la retournant, lui donner un sens absolument contraire, et cependant vrai. Nous nous estimons heureux, non par avoir ce qui nous plaît, mais par avoir ce que les autres trouvent aimable.

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L.

Ceux qui croient avoir du mérite, se font un honneur d'être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont dignes d'être en butte à la fortune.

Cette Maxime a besoin d'être expliquée. On a honte de la mauvaise fortune, parcequ'elle suppose toujours vice ou foiblesse; mais la persécution donne à ses victimes une importance qui les honore et les console. On ne les plaint pas seulement, on les admire, et le malheur prend alors le caractère auguste de la vertu. C'est donc à ceux qu'on persécute que s'adresse la Maxime de La Rochefoucauld, et il faut s'étonner que l'aspect même du malheur n'ait pu lui arracher qu'une pensée flétrissante. Il est bien à plaindre, celui qui ne voit que la vanité dans nos douleurs! Ah! sans doute, un autre sentiment transportoit le bon Plutarque, lorsque tout pénétré d'amour pour la sagesse, enviant jusques aux maux qui l'honorent, il s'écrioit : «Ne redoutons ni le ban<«< nissement d'Aristide, ni la prison d'Anaxagore, << ni la pauvreté de Socrate, ni la condamnation de « Phocion, ains reputons avec tout cela leur vertu << aimable et desirable, et courrons droit à elle pour « l'embrasser, ayant toujours en la bouche à cha

«< cun de leurs accidents ce beau vers d'Euripide:

Que tout sied bien à un cœur généreux'! »

LV.

La haine pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit par le mépris que l'on témoigne de ceux qui la possèdent; et nous leur refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.

:

Que la haine de La Rochefoucauld ou du cardinal de Retz pour Mazarin ne soit que l'amour de la faveur, je veux le croire, et la guerre de la Fronde en est une preuve bien déplorable: ce fut la guerre des courtisans; mais que placés dans la même situation, Sully, Lhôpital, Fénelon, se fussent livrés au même sentiment; que dans leur intérêt particulier ils eussent troublé le repos général, c'est ce qu'il est permis de révoquer en doute leur prospérité comme leurs revers ne nous montra que des vertus. Certains hommes, il est vrai, sont esclaves de la faveur; ils en font une passion que toutes les autres servent. Les flatteurs lassèrent Tibère et Mazarin; ils firent rougir Auguste et ne purent satisfaire Cromwell; mais qu'importent ces archives de la bassesse ! elles ne sont point l'histoire du genre humain. Il est des ames indépendantes qui, en présence de nos Séjans et de nos Tibères, n'éprouvoient que l'horreur de leur crime; et la haine de Tacite pour les Pison et les Tigelin ne fut point l'amour de la faveur de Néron.

LXV.

Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la prudence; cependant elle ne sauroit nous assurer du moindre évènement.

Il faudroit conclure de cette Maxime que la prudence est inutile, et s'abandonner à la fortune. Mais si nos desirs étoient toujours justes, la prudence nous tromperoit moins. Remarquez d'ailleurs que l'homme donne souvent le nom de prudence à la foiblesse, à la timidité, à la fausseté, et à une foule d'autres passions qui se déguisent pour le tromper. Notre essence est de délibérer, celle de Dieu de décider. Il tient son conseil à part, et notre prudence est si incertaine, que si nous n'avions la sienne, le genre humain périroit. Au reste, il faut encore remarquer que l'auteur ne considère la prudence que sous un point de vue, ce qui rend sa pensée au moins très incomplète. La prudence n'est pas seulement un moyen de prévenir les maux, elle est aussi un moyen de les adoucir lorsqu'ils sont arrivés.

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LXVII.

La bonne grace est au corps ce que le bon sens est à l'esprit.

Il semble, par cette maxime, que le mot bon sens signifioit, du temps de l'auteur, quelque chose de plus que du nôtre. Le bon sens s'arrête aux principes grossiers des choses; principes qui échapp:nt souvent aux esprits les plus délicats. A mesure qu'il découvre les principes fins et déliés, qu'il les saisit et qu'il les juge, il change de nom et prend celui de goût. Le goût est le bon sens des ames tendres et délicates. C'est peut-être dans cette dernière acception que La Rochefoucauld l'a employé. Il diroit aujourd'hui : La bonne grace est au corps ce que le goût est à l'esprit.

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Maxime de l'école de Ninon; dites de la galanterie tout ce que l'auteur dit de l'amour, et la pensée sera vraie. Le véritable amour, loin d'être une passion de régner, compose son bonheur du bonheur de l'objet aimé. Un perpétuel desir de plaire l'entretient dans un doute modeste qui adoucit toutes ses volontés. Heureux de se dévouer, l'amour emprunte ses plus doux charmes de l'innocence et de la vertu; il ne vit que par elles et pas plus qu'elles; aussi n'est-il jamais si vif et si pur qu'au sortir de l'enfance : c'est alors qu'il semble donner à notre ame des ailes qui l'élèvent vers la Divinité. Toutes les autres passions cherchent leurs jouissances dans les choses de la terre, celle-ci ne s'attache qu'aux choses du ciel. Ce n'est pas la beauté physique qu'on regrette dans les objets qu'on a perdus, mais la douceur, la générosité, la sagesse, ou quelques autres beautés morales. Ce ne sont pas les plus belles femmes qui inspirent les plus violentes passions, mais celles qui possèdent des vertus dans un degré éminent, comme la bonté, la bienfaisance, la naïveté, qui suppose l'innocence. Voilà ce qu'on aime et ce qui ne meurt pas. Cette esquisse des effets du véritable amour nous dispense de répondre à la dernière partie de la pensée de La Rochefoucauld. « Je ne crois pas, disoit madame de Sévigné, en parlant de cet écrivain, que ce qui s'appelle amoureux il l'ait jamais été. » En effet, définir l'amour comme Luerèce, c'est déclarer qu'on ne le connoît pas.

LXXVIII.

L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice.

La justice est comme la vérité, le premier besoin

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