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s'il montrait toujours autant de goût qu'il prodigue d'esprit et de talent.

Que sert de voiler ma pensée ? il vaut mieux convenir franchement que dans le livre où ce grand écrivain sait réunir avec tant d'esprit, tant de charme et de bonheur, toutes les sortes de variétés, d'oppositions, de constrastes, il n'a pas évité celui que forment avec des beautés supérieures des fautes qui se voient de loin mais il faut convenir aussi que cette dernière espèce de contrastes est celle qui dans La Bruyère nous frappe le plus rarement.

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Son exécution toujours soignée, est comme sa composition, pleine de combinaisons savantes. Mais si l'on considère à part le style qui appartient en propre au génie de l'écrivain, et l'élocution qui doit être asservie au génie de la langue, on trouvera que l'auteur des Caractères à bien plutôt un style étincelant de verve, et artistement travaillé, qu'une élocution constamment pure, élégante, harmonieuse. Si la construction régulière gêne l'essor de son esprit, il se sert d'un tour inusité; les lois de l'usage sont

enfreintes, mais la pensée jaillit et s'élance; l'élocution est vicieuse, mais le style est plein de nerf, plein de grace et d'artifice. Il me semble que cet homme si profondément instruit de toutes les ressources de son art, avait plus étudié cet art dans ses méditations que dans les livres, et qu'il sacrifiait sans peine une théorie générale à ses procédés particuliers. C'est un archer qui veut que son trait vole: l'arc qu'on lui met en main est trop faible; il le jette, et d'un bras vigoureux lance la flèche, et frappe le but.

Presque toujours, chez les grands Écrivains, la nouveauté du style a sa cause dans l'originalité de la composition. Il fallait bien que La Bruyère ne reconnût point de modèle dans sa manière d'écrire, puisque son livre n'en avait pas; puisque ni parmi les modernes ni dans l'antiquité, rien ne lui ressemblait (1), malgré l'identité de son titre et de celui de Théophraste qu'il traduit, par amour-propre apparemment, mais qu'il se garde bien d'imiter.

(1) Si ce n'est peut-être Lucien dans quelques-unes de ses peintures, et quelquefois aussi Pascal, dans le dialogue satirique.

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Disciple et successeur d'Aristote, le phiJosophe Tyrtame, surnommé Théophraste par son maître, en avait adopté sans restriction tous les principes de morale. Il chercha moins à les établir par des discussions nouvelles, qu'à les mettre en évidence avec plus d'agrément et d'énergie: les regardant comme prouvés, il voulut en faire l'application aux mœurs de son tems, et aux caractères des hommes. Cette innovation philosophique et ingénieuse, en égayant la morale semblerait avoir agrandi et réformé la scène comique. Peut-être en rassemblant dans un même portrait toutes les nuances si variées d'un vice ou d'une vertu, Théophraste a-t-il fait soupçonner cette adresse aujourd'hui familière aux vrais poètes comiques, de réunir avec vraisemblance dans un seul personnage idéal et de convention, tous les traits réels mais épars, d'un travers de l'esprit ou d'un vice du cœur peut-être a-t-il ainsi montré de loin la comédie de caractère à son disciple Ménandre, qui la fit connaître aux Athéniens. Ce serait là sans doute un éminent service rendu à la littérature de son pays, par ce même philosophe qui mérita plus de

gloire en le sauvant deux fois de l'oppression (1). Sa méthode de composition annonce peu toutefois et le maître de Ménandre et le précurseur de La Bruyère. Si celui-ci adopte ses vues, c'est dans un livre original, c'est pour se les rendre propres en les développant; et, s'il part du même principe, c'est pour en déduire un art tout nouveau. Tandis que le rhéteur grec, grec, souvent animé, mais toujours didactique, loin de mettre en scène les pensées, les discours et les actions qui caractérisent telle vertu, tel vice ou tel ridicule, décrit, raconte, énumère ces actions et ces discours, le moraliste français nous offre la vive peinture, ou plutôt la représentation de la société ; vaste drame où la vérité, plus encore que la vraisemblance, l'oblige à donner presque tous les rôles à des acteurs ridicules ou vicieux.

Non-seulement cette représentation morale de la société ne se trouve point dans

(1) Voyez Plutarque, advers. Colot. édit, de Reiske, vol. X.

Théophraste, mais elle ne pouvait pas s'y trouver. Comment faire le portrait où n'existe pas le modèle? La société, le monde, ce théâtre des honneurs, de la réputation et des richesses, où s'agitent en tout sens nos prétentions et nos intérêts, ne fut jamais connu des anciens. C'était dans leurs places publiques, sur leurs vaisseaux, dans leurs camps, dans les cirques d'Olympie, qu'était pour eux le théâtre des dignités, de la fortune et de la gloire. Cette cxpression même du monde, telle que nous la concevons aujourd'hui, n'a jamais existé pour eux : ils ne l'auraient pas comprise. On ne s'était pas encore accoutumé à voir la patrie dans un Cercle, et le monde dans des Salons.

Parmi les peintures de La Bruyère, il n'en est pas de plus piquante, de plus éminemment philosophique et morale, que celle de ces deux hommes, l'un, toujours timide, circonspect, embarrassé, flatteur, complaisant; partout évité, oublié, raillé; importun avec une extrême politesse, et stupide malgré son esprit : l'autre fier, railleur, présomptueux, dogmatique; toujours recherché, fêté, caressé, applaudi; homme

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