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Il regarde surtout avec une espèce espèce de religion, le temps qui est consacré aux devoirs de son ministère; et pour en mieux connoître le prix, il l'apprend de la bouche du plaideur, mais du plaideur foible et opprimé. Attentif à en prévenir les premiers soupirs, il se dit continuellement à lui-même : ce jour, cette heure que le magistrat croit quelquefois pouvoir perdre innocemment, est peut-être pour le pauvre et le misérable, le jour fatal, et comme la dernière heure de la justice. Nous croyons avoir toujours assez de temps pour la rendre, mais il n'en aura plus pour la recevoir; le temps seul aura décidé de son sort; et le remède trop lent ne trouvera plus le malade en état d'en profiter.

Que le magistrat se hâte donc pour la promptitude de l'expédition, mais qu'il sache se hâter lentement pour la plénitude de sa propre instruction.

Loin du sage dispensateur de son temps, l'aveugle précipitation de ces jeunes sénateurs qui se pressent de placer entre le plaisir qu'ils quittent, et le plaisir qu'ils attendent, une préparation toujours trop longue pour eux, et souvent trop courte pour la justice.

Loin de lui l'avidité non moins dangereuse de quelques magistrats d'un âge plus avancé, dont l'ardeur se reproche tous les momens qu'elle donne à l'ouvrage présent, comme si elle les déroboit à celui qui le doit suivre, et qui sont plus touchés du plaisir d'avoir beaucoup fait, que du mérite d'avoir

bien fait.

Il joindra l'exactitude à la diligence. Attentif à réunir toute l'activité de son ame pour ne donner à chaque objet que la mesure du temps qu'il exige de ses talens, il ne saura pas moins se défier de la vivacité de ses lumières. Il sentira que l'esprit le plus pénétrant a besoin du secours du temps pour s'assurer par ses secondes pensées de la justesse des premières, et pour laisser à son jugement le loisir d'acquérir cette maturité que le temps scul donne aux pro

ductions de notre esprit, comme à celles de la

nature.

Ne craignons point que la justice lui reproche une lenteur si utile; elle y gagnera, même du côté du temps.

pas

Vous le savez, et vous sentez encore mieux que nous, la vérité de nos paroles, vous qui entrez tous les jours dans l'intérieur du sanctuaire. Combien de fois au milieu de l'obscurité et de la confusion d'un rapport, qui n'est long que parce qu'on n'a voulu se donner le loisir de le rendre plus court, vous est-il arrivé de regretter le temps que vous aviez été forcés d'employer à faire sortir la lumière du sein des ténèbres, et à débrouiller, pour ainsi dire, le chaos!

Mais quel est, au contraire, votre soulagement, quand vous avez le plaisir d'entendre un de ces magistrats en qui l'exactitude du jugement dispute avec la beauté du génie, l'application avec la vivacité, et le travail avec les talens. L'on diroit que l'inutile n'ait été que pour eux. Après l'avoir dévoré seuls dans une profonde méditation, ils ne vous présentent que l'utile dégagé, et comme épuré du superflu; et compensant ainsi la durée de leur préparation par la briéveté de leurs discours, ils sont d'autant plus ménagers du temps du sénat, qu'ils ont su être sagement prodigues de leur propre temps.

Mais ne nous y trompons pas, le magistrat ne remplira jamais diguement le temps de sa vie publique, s'il ne sait s'y préparer par le bon usage qu'il fera des heures de sa vie privée.

On ne l'entendra donc point se plaindre vainement de l'excès de son loisir dans un temps où les voies de la justice, devenue malgré elle trop onéreuse aux plaideurs, sont presque désertes. Il sera plutôt tenté de rendre grâces à la fortune irritée, qui lui donne le temps de s'instruire de ses devoirs; et loin de se jetter dans la dissipation, comme la jeunesse, ou il saura de tomber dans l'ennui comme la vieillesse, mettre à profit jusqu'aux malheurs de son siècle.

L'étude nécessaire des lois et des mœurs de son pays, l'utile curiosité des lois et des mœurs étrangères, l'immensité de l'histoire, la profondeur de la religion rempliront heureusement le vide de ses fonctions publiques; et si la nature fatiguée par une trop longue application, exige de lui que par quelques délassemens il détende les ressorts de son esprit ; il saura instruire encore le genre humain par ses délassemens même.

Tantôt une utile société avec des amis savans et vertueux, redoublera dans son cœur le goût de la science et l'amour de la vertu.

Tantôt un commerce non moins délicieux avec les muses qu'il aura cultivées dès sa plus tendre jeunesse, charmera les peines de son état par une agréable et salutaire diversion.

Loin du tumulte de la ville, les plaisirs modérés d'une compagne vertueuse répareront de temps en temps les forces de son corps, et redonneront une nouvelle vigueur à celles de son ame. Les occupations d'une vie rustique seront pour lui une leçon vivante et animée, de l'usage du temps et de l'amour du travail. Il ne dédaignera pas même de s'y abaisser, et portant partout avec lui le désir d'être utile aux autres, il ne sera pas insensible au plaisir de travailler pour un autre siècle, et de donner un jour de l'ombre à ses neveux. Mais surtout il goûtera, non sans un secret mouvement d'envie, la profonde douceur de cette vie innocente, où malgré le luxe et la magnificence de notre siècle, se conservent encore la frugalité et la modestie des premiers âges du monde. Si la loi de son devoir le force à quitter cet heureux séjour, il en rapportera l'esprit ; et perfectionnant sa vertu par ses distractions même mêlera heureusement à l'élévation et à la dignité du magistrat, la candeur et la simplicité des anciens patriarches.

il

Ce n'est point ici une de ces fictions ingénieuses où l'esprit humain se plaît quelquefois à chercher le merveilleux plutôt que le vraisemblable: ainsi ont

vécu nos pères: ainsi les anciens magistrats savoient user de leur temps. En étoient-ils moins heureux que nous, moins honorés du public, moins bien avec eux-mêmes? Jugeons-nous au moins en ce jour, nous qui sommes destinés à juger les autres hommes, dans le reste de l'année; et comparant la profusion que nous faisons de notre temps, avec la sainte avarice de nos pères, apprenons par leur exemple, qu'il n'y a que la vertu qui puisse donner à l'homme la lonqueur, la plénitude des jours, parce qu'il n'y a que la vertu qui lui enseigne à en faire un bon

usage.

DIX-SEPTIÈME MERCURIALE,

COMPOSÉE POUR LA SAINT-MARTIN, 1714 (1):

NE

LA PRÉVENTION.

Ne nous accusera-t-on point d'abuser de notre ministère, si c'est aux gens de bien même que s'adresse aujourd'hui notre censure? Mais dans un sénat si fécond en vertus, la censure peut-elle jamais être plus heureusement employée, que lorsqu'elle ose montrer aux hommes vertueux les défauts de leur vertu même ? C'est donc uniquement à vous, fidèles ministres de la justice, que nous parlons en ce jour. Vous aimez la vérité et vous haïssez le mensonge mais la prévention ne vous les fait-elle jamais confondre? Justes par la droiture des intentions, êtes-vous toujours exempts de l'injustice des préjugés; et n'est-ce pas cette espèce d'injustice que nous pouvons appeler l'erreur de la vertu et si nous l'osons dire, le crime des gens de bien? Par quelle illusion fatale, un esprit né pour la vérité et qui la cherche de bonne foi, rencontret-il le mensonge? Le vrai seul peut lui plaire, et c'est souvent le faux qui lui plaît. Mais tel est le prestige de la prévention, que comme si elle charmoit nos yeux, nous embrassons le mal sous l'apparence du bien, et nous saisissons l'erreur par l'amour même de la vérité. Mille fausses images répandues sur les objets extérieurs, les obscurcissent ou les défigurent. Mille mouvemens secrets qui nous échappent à nous-mêmes, nous surprennent

(1) Cette Mercuriale n'a pas été prononcée, à cause de la maladie de M. le premier président.

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