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demment à l'astrologie judiciaire ; il n'ajoute pas s'il avait lu sa mort dans le ciel.

Voilà, selon nous, le deuxième acte du grand drame de famille joué par trois générations de la maison de Ruthven, et dont la conspiration de Gowrie, proprement dite, dans le récit de laquelle nous allons entrer, n'est à nos yeux que le dénouement. Vue en elle-même, la conspiration de Gowrie n'offre pas de sens, et c'est ce qui fait que les historiens ont renoncé à l'expliquer: liée à l'entreprise du lord William et à celle du lord Patrick, elle constitue un grand fait moral, qui a passé inaperçu dans l'histoire du XVIe siècle, et que nous avons principalement pour but de faire remarquer en écrivant ceei.

III.

Le comte de Gowrie ayant été condamné pour crime de haute trahison, ses biens furent confisqués. Il laissait de lady Dorothée, sa femme, sept enfans: cinq garçons, James, John, Alexandre, André, William, Patrick; deux filles, dont l'une fut mariée au duc de Lennox, fils d'Esme Stuart, et dont l'autre, lady Béatrix, devint fille d'honneur de la reine, femme de Jacques VI. La colère du roi dura deux ans. En 1586, il rendit aux enfans du comte leurs biens et leurs honneurs. James, l'aîné, succéda à son père, et se trouva ainsi quatrième lord de Ruthven, deuxième comte de Gowrie et prévôt de Perth. John obtint la permission de voyager sur le continent; Alexandre devint chambellan à la cour du roi ; les autres, encore jeunes, restèrent à Ruthven-Castle ou à Gowrie-House.

Gowrie-House était une autre demeure seigneuriale que la famille de Ruthven possédait dans la petite ville de Perth, en Perthshire, à l'embouchure du Tay. Nous la mentionnons ainsi dès à présent, parce qu'elle est le théâtre où s'accomplira la scène la plus terrible de cette tragédie. Walter Scott raconte, dans la préface de la Jolie fille de Perth, que Gowrie-House était démolie depuis plusieurs années, à l'époque où il écrivait son roman et que la société des antiquaires de Perth avait eu soin d'en faire dresser, avant la démolition, un plan très détaillé, qui se trouve dans ses mémoires. Inutile de dire que

nous avons fait des longs et de vains efforts pour nous procurer le Mémoire des antiquaires de Perth. Il a été introuvable. En 1588, James Ruthven, le deuxième comte, mourut à l'âge de quatorze ans. John, son frère, lui succéda et devint ainsi troisième comte. Alexandre prit dès-lors le titre de Maître de Ruthven, qualité qui désignait en Écosse les cadets des grandes familles. John était sur le continent, où il faisait ses études. Il y resta encore quelques années. Comme sa célébrité historique ne lui est venue qu'après sa mort, c'est à peine si l'on trouve dans les chroniques quelques traces de sa jeunesse. Il paraît néanmoins qu'il voyagea en France et en Italie, qu'il habita Paris quelque temps, et principalement qu'il étudia à l'université d'Orléans et à celle de Padoue. L'université d'Orléans était, au XVIe siècle, l'une des plus renommées de France, à cause de son école de droit, et par suite de la célèbre décrétale super specula d'Honorius III, explicative du concile de Tours de 1180, laquelle défendant l'enseignement du droit romain à l'université de Paris, faisait refluer à Orléans, ainsi qu'à Bourges, tous les étudians du nord de la France qui avaient appris le Décret au Collège de France et la théologie en Sorbonne. Comme c'était encore le temps où la science des hermétiques conservait une grande vogue, le comte de Gowrie, qui avait l'esprit très prompt et l'ame très inquiète et très avide, s'y adonna beaucoup, ainsi qu'à l'astrologie judiciaire. Nous avons vu que son infortuné père avait pareillement cultivé l'art de la divination par les astres. William Anderson, que nous avons déjă cité, dit, dans sa chronique imprimée à Londres en 1656, qu'il avait un manuscrit dans lequel on lisait que John de Ruthven, étant à Orléans, s'était tiré à lui-même cet horoscope : « Qu'un grand amour le ferait tomber en mélancolie; qu'il posséderait un grand pouvoir et de grandes richesses, et qu'il périrait par l'épée. » C'est sans doute encore à la même époque qu'il faut rapporter la composition d'une amulette qu'on trouva plus tard cousue à ses vêtemens, et qui devait le préserver, tant qu'il ne la quitterait pas, de l'épée dont le menaçait l'horoscope. C'é taient des lettres tracées sans aucun ordre, sur du parchemin, et dont un certain arrangement faisait TETRAGRAMMATON, symbole puissant dans la cabbale, et le neuvième nom de Dieu, suivant saint Jérôme.

C'est à Padoue que nous retrouvons le jeune comte de Gowrie, après l'avoir quitté à Orléans. Ici, il cultivait autant son corps que son esprit, et il travaillait en gentilhomme, après avoir travaillé en étudiant. C'est même aux disputes introduites par le protestantisme qu'il faut attribuer la présence du jeune comte aux universités. La noblesse, qui était très éclairée, il est vrai, n'étudiait guère pourtant le droit ou la théologie, et se réservait pour la poésie et surtout pour l'histoire, qu'elle nous a écrite, à l'exclusion des roturiers, depuis le x11o siècle jusqu'au xvi. Jonh de Gowrie se livrait principalement, à Padoue, à l'exercice des armes. Il y avait une salle particulière, tenue sans doute par quelque capitaine de bandes, vieux et éclopé, dans laquelle les jeunes gentilshommes apprenaient le maniement de l'épée et la manière de monter un cheval de bataille. Chaque élève y avait son coin séparé où il suspendait son armure et son vêtement d'exercice. La chronique d'Anderson, ou plutôt le manuscrit dont il parle, raconte que le lord de Ruthven avait pris pour armes, dans les exercices de cette salle de Padoue, une main tenant une épée dirigée vers une couronne. L'horoscope d'Orléans le préoccupait encore et le préoccupa toujours. Il fut constaté, au procès qui fut fait à sa mémoire, que, trois jours avant la catastrophe du 5 août 1600, l'archevêque de Saint-André l'étant allé voir, il le trouva lisant un livre intitulé: De conjurationibus adversus principes. Il regarda fixement l'archevêque, et lui dit : « L'histoire des conspirations prouve qu'elles ont toutes échoué, parce que celui qui en avait conçu la pensée l'avait communiquée à un trop grand nombre de complices. »

De Padoue, le comte de Gowrie alla à Paris, probablement en retournant en Écosse. Il s'y lia étroitement, dit Winwood en ses Mémoires, avec sir Henri Nevil, ambassadeur d'Élisabeth. Sir Henri le recommanda à la reine d'Angleterre, laquelle lui fit, à Londres l'accueil le plus gracieux. Elle avait accueilli pareillement le lord Patrick, son grand-père, après le meurtre de Rizzio. Ceci pouvait se passer vers 1595, et le comte de Gowrie avait vingt ans, car il n'est pas facile, dans le manque où nous sommes de renseignemens précis, de fixer toujours rigoureusement les époques et les années. Pendant les cinq années qui suivent, le comte vécut paisiblement', suivant son

rang, soit à la cour, soit à Ruthven-Castle, soit à GowrieHouse. Il ne s'était pas marié. Une étroite amitié l'unissait surtout à son frère Alexandre, auquel nous verrons qu'il avait confié ses longs projets d'enfance, et à son frère André, auquel il communiqua le penchant héréditaire des lords de Ruthven à l'étude des sciences occultes.

Les cinq années qui vont suivre n'ont laissé aucune trace dans l'histoire du comte de Gowrie. Il les passa dans le silence et dans la méditation du grand jour qu'il attendait. Ses courses et ses études sur le continent, l'élévation de son esprit et la noblesse facile de son caractère, lui avaient acquis une grande considération à la cour. Le roi et lui étaient souvent ensemble. Peut-être la fortune de ces deux hommes les faisait-elle s'expérimenter ainsi mutuellement par les pratiques de la vie familière, avant de les choquer l'un contre l'autre avec fracas; peut-être n'était-ce que le penchant commun qu'ils avaient pour les lettres et pour les autres études favorites de ce temps. Jacques cependant s'était marié; il était allé épouser à Upslo, en échappé de collége, le 20 août 1580, Anne, deuxième fille de Frédéric II, roi de Danemarck. Nous ne savons pas jusqu'à quel point il faut ajouter foi à une lettre de sir Henri Nevil à sir Ralph Winwood, et que celui-ci rapporte dans ses Mémoires; mais il y est question d'une liaison intime de la reine et d'Alexandre Ruthven. Une autre lettre de Nicholson, du 22 septembre 1602, affirme que le roi finit par avoir quelque soupçon de ces rapports secrets.

Que pouvaient vouloir les lords de Gowrie en se rapprochant ainsi du trône d'Écosse, l'un par la familiarité du roi, l'autre par les faveurs de la reine? Est-ce que l'horoscope d'Orléans leur avait fait voir de ce côté la grande fortune qu'il promettait au comte, ou si la couronne menacée d'une épée, qu'il avait prise pour armes à Padoue, était la couronne d'Angleterre, que la vieille Élisabeth allait bientôt laisser tomber de son front sexagénaire? On ne sait. Il est certain que les Gowrie étaient du sang royal, et à un degré assez rapproché pour pouvoir songer, sans folie, à la succession au trône. Toutefois, il n'est pas aisé aujourd'hui, par l'éloignement où nous nous trouvons de cette époque, et par le manque de documens précis sur toutes les familles en général qui se sont éteintes avant le

XVIIe siècle, de dire en quoi consistait cette parenté royale des lords de Ruthven. L'évêque Burnet, dans le premier chapitre de l'histoire de son temps, explique ainsi cette parenté. Marguerite, fille de Henri VIII, roi d'Angleterre, qui fut mariée à Jacques IV, roi d'Écosse, épousa en secondes noces le comte d'Angus. La désunion s'étant mise entre eux, elle produisit un contrat antérieur, fit casser son mariage en cour de Rome, et épousa en troisièmes noces un certain François Stewart, que Jacque V créa lord Méthuen. Ce lord Méthuen n'eut qu'une fille, qui épousa William, premier comte de Gowrie. D'après cette généalogie, il est évident que sir John, troisième comte de Gowrie, et Jacques VI, roi d'Écosse, descendant l'un et l'autre de Marguerite, fille de Henri VIII, le roi n'avait sur le gentilhomme que l'avantage de deux degrés pour hériter de la couronne d'Angleterre, après la mort de la reine Élisabeth. Mais cette généalogie est fausse, et l'évêque Burnet savait mal l'histoire de la reine Marguerite. Elle épousa en effet Jacques IV en 1502, James Douglas, sixième comte d'Angus, en 1514, et pour le certain François Stewart, qu'elle épousa en troisièmes noces, il se nommait Henri Stewart, comte de Méthuen. Marguerite l'épousa au mois de mars 1526, et elle mourut en 1541. De ce troisième mariage, il naquit un fils, et non pas une fille, et encore mourut-il en bas âge, de telle sorte que la postérité de la reine Marguerite, par son mariage avec le lord Méthuen, se trouva immédiatement éteinte, et ne put point parvenir jusqu'à la famille des lords de Ruthven. Il faut donc chercher d'un autre côté la parenté royale de sir John, troisième comte de Gowrie.

Robertson, sur l'autorité du Peerage de Grawford, le seul que nous n'ayons pas pu consulter parmi ceux de Debrett, de Lodges, de Kimber et de Collins, affirme, comme un fait positif et hors de doute, que la mère de John, deuxième comte de Gowrie, se nommait Dorothée, et était fille du lord Méthuen. Il ajoute que la mère de lady Dorothée se nommait Jeanne Stuart, qu'elle était la seconde femme du lord Méthuen, et était fille du comte d'Athol. Enfin, il conclut de là, et toujours d'une façon péremptoire, que le troisième comte de Gowrie était de sang royal.

Maintenant, nous nous trouvons avoir fait quelques pas; mais

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