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rit, tout leur succède, action, ouvrage, tout est comblé d'éloges et de récompenses; ils ne se montrent que pour être embrassés et félicités. Ily Il y a un rocher immobile qui s'élève sur une côte, les flots se brisent au pied: la puissance, les richesses, la violence, la flatterie, l'autorité, la faveur, tous les vents ne l'ébranlent pas ; c'est le Public, où ces gens échouent (1).

Toujours la même vérité, la même variété ! Comme on conçoit chaque objet d'une manière différente, il faut le rendre aussi par un tour différent ; c'est ce que n'oublie jamais La Bruyère; et c'est par-là que son livre devient l'image des choses et des per

sonnes.

Si j'étais poète comique, je relirais sans cesse La Bruyère,et je ne croirais pas en cela m'écarter du précepte de Boileau qui veut qu'un poète comique fasse du monde. son unique étude (2). Si j'étais poète comique, je ne m'aviserai pas, même dans

(1) Chap. XII, Des Jugemens. (2) Art poétique, chant III.

un

Éloge de La Fontaine (1), de proclamer ce fabuliste si spirituel et si fin dans sa naïveté, qui n'est pas toujours bonhomie, le premier des modèles à imiter après l'inimitable Molière; je ne croirais pas que le renard qui daube au coucher du roi son camarade absent, fût pour moi une meilleure leçon que Pamphile qui cache son cordon bleu par ostentation (2); mais après nos bons comiques, parmi lesquels je n'oublierais point l'immortel auteur de Gil-Blas, je regarderais La Bruyère comme le plus utile de mes maîtres, comme celui qui pourrait m'enseigner par les plus nombreux exemples, l'art si délicat et si rare de mettre sans ménagement, et pourtant avec discrétion, les préjugés en évidence, et de montrer les ridicules dans de justes dimensions. Je regarderais son livre comme une source féconde de morale et d'exquise plaisanterie : je me permettrais même d'y puiser. Ici, je pourrais y surprendre l'intention d'un caractère et là, d'une situation; ailleurs, le contraste

(1) Voyez celui de Champfort, qui était en effet poète comique.

(2) Chap. IX, Des Grands.

heureux

heureux de la situation et du caractère; plus loin, des scènes adroites où ce contraste prolongé s'accroît par la progression des incidens et du ridicule.

Ainsi l'habile satirique m'apprendrait à montrer les objets à travers l'optique théâtrale, et à les grossir sans les exagérer ;. mais il m'apprendrait aussi à n'être pas dupe moi-même de mon optique, et à dépouiller mes acteurs de leurs robes de théâtre leçon utile à bien des gens qui ne sont pas poètes comiques.

Quelquefois ce La Bruyère qui tire un si grand parti de l'illusion théâtrale, se plaît à la faire évanouir, et à ramener les caractères dans la vérité toute nue. C'est ainsi qu'il peint son faux dévot. Toute cette peinture, il faut l'avouer, est la contre-partie de Molière; et il me paraît démontré que le sévère moraliste avait pour but en la traçant de démentir le poète, tranchons le mot, de relever dans la conduite de Tartuffe ce qui lui semblait inconséquent.

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« Son Onuphre ne dit point ma haire et ma discipline (1); au contraire, il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite; et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un dévot. S'il se trouve bien d'un homme opulent, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avances ni déclaration (2); il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est pas aussi sûr d'elle que de lui : il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et la séduire le jargon de la fausse dévotion: ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein.

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Il ne

pense point à s'attirer la donation générale de ses biens (3), s'il s'agit sur-tout de les enlever à un fils, le légitime héritier. . . . Il en veut à la ligne collatérale ; on l'attaque plus impunément (4) »

Ainsi, le moraliste et le poète ont envisagé leur faux dévot sous un point de vue tout différent. C'est que l'un était à la fois

(1) Voyez Le Tartuffe, acte III, scène II. -(2) Acte III, scène III.

(3) Acte III, scène VII.

(4) La Bruyère, chap. XIII, De la Mode.

grand moraliste et grand poète, tandis que l'autre n'est ici, ne doit être que moraliste, et dément dans le poète tout ce qu'il a disposé pour la marché de son intrigue et pour l'effet théâtral: c'est sur-tout aussi que Molière a placé l'Imposteur à la ville, et que La Bruyère l'a observé principalement à la cour. Pour ce qui regarde l'exécution, elle est admirable dans La Bruyère; mais elle le paraîtrait bien davantage sans la comparaison qu'on est forcé d'en faire avec les scènes divines de ce Molière, supérieur à tous ceux qui l'ont suivi comme à ceux qui l'avaient précédé, supérieur à son art, ou du moins à l'idée que le génie lui-même s'était jusqu'à lui formée de son art.

Mais on peut rester loin de Molière, et cependant être inimitable. Comme l'auteur du Misanthrope lui-même, celui des Caractères a eu des disciples, et point de rival. Riches des débris de son patrimoine, on les a vu en quelque sorte se partager sa succession. Il semble avoir légué à Fontenelle ces pensées fines et délicates qui feignent de se cacher sous la familiarité de l'expression;

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