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porter envie: ils ont assez à perdre par la mort pour mériter d'être plaints.

Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune; elle n'est pas faite à cinquante: l'on bâtit dans sa vieillesse, et l'on meurt quand on en est aux peintres et aux vitriers.

Quel est le fruit d'une grande fortune, si ce n'est de jouir de la vanité, de l'industrie, du travail, et de la dépense de ceux qui sont venus avant nous, et de travailler nous-mêmes, de planter, de bâtir, d'acquérir pour la postérité?

L'on ouvre, et l'on étale tous les matins pour tromper son monde; et l'on ferme le soir après avoir trompé tout le jour.

Le marchand fait des montres pour donner de sa marchandise ce qu'il y a de pire: il a le cati et les faux jours afin d'en cacher les défauts, et qu'elle paroisse bonne; il la surfait pour la vendre plus cher qu'elle ne vaut; il a des marques fausses et mystérieuses, afin qu'on croie n'en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu'il se peut; et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l'a livrée la lui paie en or qui soit de poids.

Dans toutes les conditions, le pauvre est bien proche de l'homme de bien; et l'opulent n'est guère éloigné de la friponnerie. Le savoir-faire et l'habileté ne mènent pas jusqu'aux énormes richesses.

L'on peut s'enrichir dans quelque art, ou dans quelque commerce que ce soit, par l'ostentation d'une certaine probité.

De tous les moyens de faire sa fortune, le plus court et le meilleur est de mettre les gens à voir clairement leurs intérêts à vous faire du bien.

Les hommes, pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le desir du gain ou de la gloire, cultivent des talents profanes, ou s'engagent dans des professions équivoques, et dont ils se cachent long-temps à eux-mêmes le péril et les conséquences. Ils les quittent ensuite par une dévotion discrète qui ne leur vient jamais qu'après qu'ils ont fait leur récolte, et qu'ils jouissent d'une fortune bien établie.

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Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur il manque à quelques uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces, l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étoient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux : je me jette et me réfugie dans la médiocrité.

On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage:

mais, s'il est vrai que les riches soient colères, c'est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu'un veuille leur résister.

Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne consume; celui-là est pauvre, dont la dépense excéde la recette.

Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres.

Il n'y a rien qui se soutienne plus long-temps qu'une médiocre fortune: il n'y a rien dont on voie mieux la fin que d'une grande fortune.

L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de grandes richesses.

S'il est vrai que

l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche, c'est un homme qui est sage.

S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les choses que l'on desire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté.

Les passions tyrannisent l'homme; et l'ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai cru sobre, chaste, libéral, humble, et même dévot: je le croirois encore, s'il n'eût enfiu fait sa fortune.

L'on ne se rend point sur le desir de posséder et de s'agrandir la bile gagne, et la mort approche, qu'avec un visage flétri, et des jambes déja

foibles, l'on dit: Ma fortune, mon établissement. Il n'y a au monde que deux manières de s'élever, ou par sa propre industrie, ou par l'imbécillité des

autres.

Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune: le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.

Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène qui est homme de mérite, mais pauvre: il croiroit en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions: ils ne courent pas risque de se heurter.

Quand je vois de certaines gens, qui me prévenoient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis ravi; tant mieux pour eux vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé, et mieux nourri qu'à l'ordinaire; qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déja fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser!

Si les pensées, les livres et leurs auteurs, dépendoient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription! Il n'y auroit plus de rappel : quel ton, quel ascendant, ne pren

nent-ils pas sur les savants! quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes chétifs que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore, et sera toujours; les receveurs de droits, les publicains, ne sont plus: ont-ils été? leur patrie, leurs noms, sont-ils connus? y a-t-il eu dans la Gréce des partisans? que sont devenus ces importants personnages qui méprisoient Homère, qui ne songeoient dans la place qu'à l'éviter, qui ne lui rendoient pas le salut, ou qui le saluoient par son nom, qui ne daignoient pas l'associer à leur table, qui le regardoient comme un homme qui n'étoit pas riche, et qui faisoit un livre? que deviendront les Fauconnets? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes né François et mort en Suède"? Du même fonds d'orgueil dont l'on s'élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur le mé

Il y avoit un bail des fermes sous ce nom.

2 On connoissoit déja du temps de La Bruyère ce qu'on a appelé depuis l'éloquence des italiques. En imprimant ainsi les mots mort en Suède, il a certainement voulu insister sur cette circonstance, et rappeler à ses lecteurs les déplorables cabales qui ont éloigné Descartes de son pays, et l'ont envoyé mourir dans un royaume voisin du pôle.

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