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Mais pour ceux qui font & conçûs & mis au monde par une Mére Efclave, le Maître ne leur fait aucun tort de fe les approprier, & de les réduire à la même condition (4). Car la Mére n'aiant rien en propre, fes Enfans ne peuvent être nourris que des biens du Maître, qui leur fournit les alimens, & les autres chofes néceffaires à la vie, long-tems avant qu'ils foient en état de le fervir. Le prix du travail, qu'ils font enfuite, lors qu'ils font devenus grands, ne va pas, du moins dans les premières années, beaucoup au delà de la valeur de ce qu'il fournit alors pour leur entretien. Ainfi ils ne fauroient fe fouftraire à l'Esclavage, fans le confentement du Maître de leur Mére, & cela non feulement à cause de la dette pour laquelle ils lui font comme engagez, mais encore parce qu'il ne s'étoit chargé de les nourrir, qu'à condition qu'ils feroient fes Efclaves pour toûjours; condition à laquelle on préfume qu'ils ont aquiefcé tacitement: d'autant mieux qu'ils ne feroient point au monde, fi le Maitre avoit voulu user du droit que lui donnoit la Guerre, de faire mourir leur Mére. Il eft vrai que tous les Hommes font naturellement égaux, & par conféquent libres: mais il faut entendre cela avec cette reftriction, qu'il n'y ait point d'acte ou propre, ou d'autrui, qui foit capable de mettre quelcun dans une condition inégale à celle des autres.

1

Tout ce que nous venons de dire des Enfans de ceux qui ont été rendus Esclaves par une fuite de la Guerre, paroit affez évident. A l'égard de ceux qui fe mettent volontairement fous la puiffance d'un Maître, lors qu'il n'y a point de Loi, ni de Convention expreffe, l'Equité & le privilége naturel de la Liberté demandent, à mon avis, que la nourriture (t) Voiez Boecler, des Enfans, qui naillent d'eux depuis ce tems-là, foit cenfée faire partie de celle que le fur Grotius, ubi Maître doit au Pére ou à la Mére, & qu'ainfi les Enfans ne foient point fujets à la Servi tude pour cette raifon (f).

fuprà.

Des incommodi

ge.

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(b)Voiez Arrian, Epictet. Lib. III. Cap. XXVI. p. 257. Lucan.

§. X. VoIONS maintenant, quelles incommoditez renferme par elle-même la Servitez de l'Esclava- tude, que la plupart des gens regardent (a) comme la plus miférable de toutes les condia) Voiez Sadi tions, à laquelle ils préféreroient quelquefois la mort même. La Servitude perfonnelle Rofar. Perfic.Cap. confifte donc à être obligé de fervir toute fa vie un Maître, moiennant qu'il nous fournis fe la nourriture, & les autres chofes néceffaires à la vie. A s'en tenir dans les bornes, que prescrit le Droit Naturel, & mis à part la cruauté inhumaine de quelques Maîtres, ou la rigueur de certaines Loix Civiles, il n'y a là rien de trop dur en lui-même (b). Car cette fujettion perpétuelle eft compenfée par l'avantage que l'on a d'être affûré d'avoir toûjours dequoi vivre: au lieu que les gens de journée ne favent fouvent comment fubfifter, foit faute de trouver à fe louer, ou par l'effet d'une pareffe, qui ne peut être chaffée qu'à coups de bâton. Et ce n'eft pas fans raison que quelques uns croient, que l'abolition de la coùtume d'avoir des Serviteurs ou des Efclaves à perpétuité, dans la plupart des Païs Chrétiens, eft caufe qu'on y voit un fi grand nombre de voleurs vagabonds, & de robuftes mendians: à quoi néanmoins on a tâché de remédier dans quelques Etats, par l'établissement de certaines maifons publiques, qui font comme une espece de prifon, où l'on enferme (c) Volez Badin. les vauriens & les fainéans, pour les faire travailler, bon-gré mal-gré qu'ils en aient (c).

Pharf. Lib. III.

verf. 152. Gro

tius, Lib.II. Cap.

V. §. 27.

de Repub. Lib. I. Cap. IV. Busbeq. Epift. III. p. 118.

jufte, ajoûte l'Empereur fuftinien, que l'Enfant fouffre
du malheur qui arrive à fa Mére, pendant qu'elle le
porte dans fon fein. Sufficit autem liberam fuiffe Matrem
eo tempore, quo nafcitur, licèt ancilla conceperit. Et è
contrario, fi libera conceperit, deinde ancilla facta pariat,
placuit, eum, qui nafcitur, liberum nafci: quia non de-
bet calamitas Matris ei nocere, qui in ventre eft. Bien plus:
quand même la Mére auroit été Efclave au tems de la
conception, fi elle a été affranchie pendant fa groffeffe,
& qu'elle redevienne Efclave, l'Enfant eft cenfé libre:
Ex his illud quafitum eft, fi ancilla prægnans manumissa
fit, deinde ancilla poftea facta pepererit, liberum, an fer-
yum pariat? Et Martianus probat, liberum nafci: fufficit
enim ei, qui in utero eft, liberam Matrem vel medio tem-
pore habuiffe, ut liber nafcatur. Quod & verum eft. "Infti

tut. Lib. I. Tit. IV. De Ingenuis.

Voici,

(4) Mr. Buddé, (dans la Philofophie Pratique, II. Part. Cap. IV. Sect. XII. §. 5. & Cap. V. Sect. VI. §. 12.) prétend que cela eft injufte; & que les Enfans, qui naiffent ainfi, ne font obligez qu'à avoir de la Reconnoiffance pour le Maître de leur Mére. Je laiffe au Lecteur à examiner, fi les raifons de cet habile Profeffeur font affez fortes pour détruire celles de Grotius, & de nôtre Auteur; fur tout avec le tempérament, que le dernier ajoûre dans fon Abrégé, De Offic. Hom. & Civ. Lib. II. Cap. IV. §. 6. où il dit: Il est clair, que ces Enfans d'une Efctave erant réduits à la fermitude par le malheur de leur naissance, & fans qu'il y ait de leur faute; il n'y a ancun prétexte, qui puiffe autorifer le Maitre à les traiter plus rudement, que des Mercénaires perpétuels.

IX. §. 90

Voici, à peu près, comment Hobbes (d) philofophe touchant la différence de la Servitu- (d) De Cive,Cap de, & de la Liberté. La Liberté, dit-il, n'eft autre chofe que l'absence des obftacles qui empêchent le mouvement. Ces obftacles font de deux fortes; les uns Naturels ou extérieurs, les autres Moraux ou Volontaires. Selon cela, chacun eft plus ou moins libre, felon qu'il a plus ou moins de large: de même qu'un homme, qui eft dans une grande prifon, a plus de liberté, qu'un prifonnier renfermé dans un cachot étroit. On peut auffi être libre en un certain fens, & ne l'être pas pour cela en un autre, comme quand un Voiageur, qui va auffi loin qu'il veut en fuivant la longueur du chemin, eft empêché par des cloisons & par de bonnes murailles, d'entrer à droite & à gauche dans les vignes & dans les champs voifins. Tous les Serviteurs, & toutes les perfonnes en général, qui dépendent d'autrui, font libres de cette forte de Liberté, que l'on peut appeller Corporelle ou Phyfique, lors qu'ils ne fe trouvent ni enchainez, ni en prifon. Pour les obftacles Moraux, ils n'empêchent le mouvement que par accident, & par l'effet de nôtre propre choix, qui nous porte à aimer mieux nous tenir en repos, que de nous remuer. Ainfi rien n'empêche, qu'un homme, qui eft dans un Vaiffeau, ne fe jette dans la mer, lors que l'envie lui en prendra. Mais, s'il eft fage, il aimera mieux refter dedans, que de fe noier. De même, quelque grandes peines qu'on aît à craindre, on peut contrevenir à une Loi, fi l'on ne fait point difficulté de courir ce rifque. Voilà en quoi confifte la Liberté propre & intrinféque de la Volonté, qui ne fauroit jamais en être dépouillée, ni dans les Efclaves, ni dans aucune autre perfonne qui eft fous la puiffance d'autrui. Il faut donc chercher ailleurs la différence des perfonnes libres, & des Efclaves. Et premiérement, quoi qu'il n'y aît guéres de Maître affez dur, pour empêcher fes Efclaves de faire ce qui eft néceffaire pour la confervation de leur vie & de leur fanté, fur quoi roulent les principaux foins des Hommes; les perfonnes libres fe traitent mieux ordinairement, que les Efclaves, qui font fouvent expofez à de grandes incommoditez, & à des maladies dangereufes, par la mauvaise nourriture qu'on leur donne, & par les travaux qu'on exige d'eux mal à propos (1). De plus, les perfonnes libres ont cet avantage par deffus les Efclaves, qu'elles exercent des emplois plus honorables, & dans l'Etat, & dans les Familles; & qu'elles poffédent plus de biens fuperflus: deux chofes qui plaifent beaucoup aux gens qui ont le cœur un peu haut. Car le cas qu'on fait dans le monde d'une occupation en rend la peine plus fupportable; & on aime à fe voir dans l'abondance, foit pour n'être pas en peine de l'avenir; foit pour vivre plus délicatement; foit pour avoir le moien d'obliger plufieurs perfonnes par des libéralitez. Mais ce qu'il y a ici de plus confidérable, c'eft que les perfonnes libres ne font foûmifes qu'au Souverain, & aux Loix communes de l'Etat, ni fujettes à d'autres peines, qu'à celles qui fe trouvent marquées par ces Loix: du refte elles peuvent faire tout ce qu'il leur plait, avantage qui paffe pour le bien le plus doux de la vie. Au lieu que les Serviteurs & les Efclaves dépendent, outre cela, d'un Concitoien, qui leur donne en particulier tels ordres que bon lui femble, qui les châtie & les punit de fa pure autorité, & dont ils font contraints de fupporter tous les jours la mauvaise humeur: ce qui eft d'autant plus fàcheux, qu'ils trouvent rarement dans les Loix quelque protection contre les rudes traitemens de leur Maître, à moins qu'ils ne foient montez au plus haut point, & qu'il n'en agile envers eux avec la derniére cruauté. Enfin, outre qu'un Efclave eft bien ou mal entretenu, felon que fon Maître (e) le trouve riche, ou pauvre; ce qui rend encore la Servitude fort infupportable, c'est l'Orgueil naturel de l'Efprit Humain, qui fait que chacun fe croit digne de commander, pour le moins autant qu'un autre, de forte que fe voiant réduit à obéir, il accufe la fortune de lui avoir fait une fouveraine injuftice, & il fouhaitte de changer de condition de quelque maniére que ce foit (f).

§. X. (r) Mihi enim liber effe non videtur qui non aliquando ninil agit. Cicer. de Orat. Lib. I. Cap. VI. „, Ce 22 n'eft pas, à mon avis, être libre, que d'avoir des oc

(e) Voiez Terent Scen. II. verf.33. & Juvenal. Sa..

Eunuch. A&t. III.

V. verf. 66.

(f)Voiez Xenoph..

§. XI.

Crop. Lib. VIII. & Dien. Chryfoft.. Orat. XIV. De fervitute

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Comment on eft delivré de la Servitude?

Tit. VI. C. XVII. & XXI.

Lib. II. Cap. IX. §. I.

§. XI. UN Esclave eft délivré de la puiflance de fon Maître en diverses maniéres. 1. Lors que le Maître même l'affranchit. Car le Maître peut rendre à l'Esclave le droit qu'il lui avoit donné fur lui. Que fi le Maître eft lui-même fous puiflance d'un Supérieur, il ne peut donner la Liberté à l'Efclave qu'avec l'approbation de ce Supérieur, & fans préjudice des réglemens des Loix Civiles au fujet de l'Affranchiffement. En plufieurs Etats, l'Af (a) Voiez Lex franchi (a) devoit toûjours du refpect à fon ancien Maître. 2. Lors que le Maître chafle Wifigoth. Lib. V. fon Efclave; ce qui, dans une Société Civile, tient lieu de banniffement, & ne différe de l'Affranchiffement qu'à l'égard de la manière: car, en l'un & en l'autre cas, le Maître fe dépouille de fon pouvoir, avec cette différence feulement, que, dans le dernier, il donne la Liberté comme une faveur; & dans l'autre, comme une peine. Je dis, comme une peine: car les Domestiques même, qui ne font pas Efclaves, favent bien, qu'il eft fâcheux de perdre un Maître riche & commode. 3. Lors qu'un Efclave vient à être fait prifonnier: car la nouvelle Servitude, où il entre, le dégage de l'ancienne, foit qu'il aît été pris feul, ou avec fon Maître. Mais fi le Maître feul eft pris, l'Efclave alors le trouve dans l'état, où il feroit, fuppofé que fon Maître fût mort, du moins jufques à ce que le Maî(b) Voiez Grotius, tre recouvre fa Liberté. 4. Lors que l'on ne fait pas qui doit être le (b) fucceffeur du Maître; comme s'il eft mort, fans avoir donné l'Efclave à perfonne: car on eft censé n'être dans aucune Obligation, lors que l'on ne peut point favoir envers qui l'on doit s'aquitter de fes engagemens. De dire maintenant, fi dans une Société Civile, l'Efclave peut, en (c) En Turquie, ce cas-là, fe mettre au rang des perfonnes libres, c'eft de quoi il faut juger par les Loix (c) peut être remis du Pais. Un autre cas, où l'Efclave aquiert la Liberté, faute de Succeffeur connu de fon dans l'Efclavage Maître, c'eft lors que le Maître étant mort ou naturellement, ou civilement, ne laiffe fon ancien Mai- point d'héritier: car il n'en eft pas d'un Efclave comme des autres biens, qui n'aiant plus de maître, demeurent au premier occupant. Les chofes inanimées, ou deftituées de Raifou, n'ont aucun droit, qui empêche que le premier venu ne fe les approprie, lors qu'elles ne font à perfonne. Mais on ne peut légitimement prétendre aucun droit fur un Homme, qu'en vertu de fon propre confentement, ou d'un acte d'autrui, qui le concerne. Ainfi, dès lors que le droit qu'un Maître avoit aquis fur fon Efclave par une fuite de la Guerre, vient à être éteint; l'Esclave rentre dans la Liberté Naturelle, quand même il feroit d'un naturel plus propre à l'Esclavage, qu'à la Liberté. Car la difposition & l'aptitude naturelle ne donne droit à perfonne par elle-même de réduire un homine en fervitude malgré lui; &, de cela feul qu'un travail feroit avantageux à quelcun, il ne s'enfuit pas qu'on puiffe l'y affujettir, bon-gré mal-gré qu'il en ait. 5. Enfin, fi un Esclave eft mis en prifon, ou privé de quelque autre maniére de la Liberté corporelle, fans que ce foit en forme de punition (1), & fans qu'il ait commis aucun crime; le Maître eft cenfé par là le dégager de fon Obligation: car il n'y a plus de Convention, dès lors qu'on ne fe fie point à l'autre Contractant, & il ne peut pas violer la foi fur laquelle on n'a point compté. Ainfi, en ce cas-là, il eft permis à l'Esclave de s'enfuir.

un Affranchi

par un autre que

tre.

§. XI. (1) Il faut bien remarquer cette restriction. Car elle fert à rectifier les idées de Hobbes; fi du moins ce fameux Anglois a été dans la penfée, que lui reproche un autre Auteur de la même Nation, Richard. Cumber

land. De Legib. Natur. Cap. IX. §. 14. Voiez ce qui a été dit ci-deffus, Liv. III. Chap. VI. §. 9. & Chap. VII. §. 5. Nôtre Auteur au reste a emprunté de Hobbes tout ce paragraphe.

Fin du Sixiéme Livre.

LE

185

DE LA NATURE

ET DES

GEN S.

LIVRE SEPTIEME,

Où l'on traite de l'origine & de la conftitution des Sociétez Civiles;
des droits & des engagemens du Souverain; des diverfes fortes
de Gouvernement; & des différentes maniéres
d'aquérir la Souveraineté.

I. §.

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PRE's avoir parcouru les (1) Sociétez Simples ou Primitives, l'ordre Tranfition. veut que nous traitions maintenant du Corps Politique, ou de (a) l'Etat, (a) Civitas, qui paffe pour la plus parfaite de toutes les Sociétez, & d'où dépend

fur tout, après la propagation de l'efpece, la confervation du Genre

Humain.

Il faut donc rechercher ici d'abord ce qui peut avoir porté les Hommes, auparavant dif perfez en Familles féparées & indépendantes les unes des autres, à fe joindre plufieurs enfemble, pour compofer un Etat. C'eft ce que l'on n'aura pas de la peine à découvrir, fi l'on confidére avec foin, d'un côté la nature de la Société Civile, de l'autre les fentimens & les inclinations ordinaires de l'Esprit Humain. Mais, pour mieux développer la matiére, il eft bon d'examiner avant toutes chofes ce que l'on dit ordinairement là-deffus.

plus lui-même,

§. II. LA plupart des Savans ont ici recours à la nature même de l'Homme, qui, felon L'Homme natu eux, a un fi grand panchant pour la Société Civile, & y trouve de fi grands charmes, rellement s'aime qu'il ne veut ni ne peut vivre fans quelque chofe de femblable. Sur quoi on étale les preu- que la Société.. ves que nous avons alléguées ailleurs (a) de la convenance qu'il y a entre la Société & la (a) Liv.II. Chap. nature de l'Homme, & qui font tirées principalement des incommoditez & de l'ennui III. §. 15. de la folitude; de la faculté de parler, qui, fans l'ufage que l'on en tire par rapport au

S. I, (1) Voiez ci-deffus, Liv. VI. Chap. I. §. 1.

TO M. II.

com

A 2

§. II.

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commerce de la vie, nous auroit été donnée inutilement; du défir que chacun a de vivre & de converfer avec les autres; des avantages qui reviennent des liaisons que l'on contracte enfemble; & d'autres pareilles raifons.

Hobbes (b) au contraire tâche de faire voir, que l'Homme eft un Animal, qui s'aime (1) lui-même, & fes propres intérêts, préférablement à toute autre chofe; & qui n'a de l'inclination pour la Société, & pour fes femblables, qu'autant qu'il y trouve fon plaifir & fon avantage particulier (2). Cela fe vérifie, dit-on, par l'expérience, qui fait voir, que, lors qu'on fe porte à rechercher la Société de quelcun, ce n'eft pas à caufe qu'on le confidére fimplement comme un Homme, mais parce qu'on efpére de fe procurer par là quelque honneur, ou quelque utilité, que l'on ne pourroit pas fe promettre d'un pareil commerce avec toute autre perfonne. Hobbes le montre en détail par des exemples tirez de chaque forte de liaison & de Société particuliére. Ceux, dit-il, qui s'affocient pour le Négoce, n'ont en vûe chacun que leur propre gain, qui leur paroit plus affûré de cette maniére, que s'ils trafiquoient à part: & ils pafferoient pour de grands fots, fi, dès qu'ils fe voient frustrez de leur efpérance, ils ne renonçoient au plûtôt à une fociété préjudicia ble ou ruineufe. Ceux qui ont des liaifons fondées fur les rélations de quelque Emploi public, contractent ensemble une espece d'Amitié Civile, où il entre plus de crainte & de défiance mutuelle, que de véritable affection; & qui confifte plûtôt en un trompeur étalage de marques extérieures de bienveillance, que dans une fincére union des cœurs. Ces fortes de gens forment bien quelquefois enfemble des cabales, dans lesquelles chacun fe propofe fon intérêt particulier; mais il n'y a prefque jamais entr'eux de véritable Amitié. Et lors que quelcun croit être par lui-même en état d'arriver à fes fins, il ne s'avise guéres de joindre les forces à celles d'autrui. Dans les parties de plaifir ou de divertiffement, chacun tâche à qui mieux mieux de s'égaier foi-même, & de faire rire les autres. Mais ordinairement le meilleur moien d'y réüffir, c'eft de faire tomber la conversation fur les vices ou fur les défauts d'autrui: car (3) il n'y a qu'un homme, dont la jambe eft bien faite, qui puiffe fe moquer d'un boiteux; ni qu'un bel homme, qui aît droit de rire d'un Ethiopien. Ainfi ceux qui fe divertiffent aux dépens de quelcun, prennent plaifir à le regarder comme au deffous d'eux par l'endroit à l'égard duquel ils le tournent en ridicule, & à flatter leur vanité par la vue des fottifes d'autrui, dont ils fe croient exemts. Que fi quelquefois on égaie la converfation par des railleries innocentes, on ne laiffe pas pour cela de fe propofer toûjours fon propre plaifir, ou fa propre gloire, plûtôt que l'entretien de la Société. Ceux-là même qui travaillent directement, & de propos délibéré, à divertir les autres, ont pour but principalement, ou de gagner les bonnes graces de quelcun, ou de fe procurer quelque autre avantage, en faisant paroitre leur efprit, & leur humeur enjouée. Mais la plupart des Hommes ont naturellement une démangeaifon extrême d'examiner, de tourner en ridicule, de condamner, critiquer, & cenfurer les difcours ou les actions d'autrui: en forte que, quand ils peuvent contenter à leur aife ce défir malin, ils goûltent par là un plaifir délicieux, qui leur paroit un des plus grands agrémens de la vie. Cette inclination eft fi dangereufe, que tous les foins de l'éducation, toutes les reprimandes, tous les châtimens du monde, peuvent à peine, je ne dirai pas, étouffer entiérement cette inclination vicieuse, mais la réprimer feulement, & l'empêcher de fe produire au dehors (c). Enfin, dans les converfations même des Savans & des Philofophes, autant de têtes, autant de perfonnes qui s'érigent en maîtres des autres, & qui ne fauroient voir rejetter leurs fentimens, non feulement fans vouloir du mal en eux-mêmes à quiconque

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