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il avait commandé à Cascarel de lui acheter un bonnet de soie noire. Le surlendemain, son existence avait été diversifiée par des événemens de la même importance; mais un fait dominait dans ces détails puérils: l'oncle César engraissait à vue d'œil. Les habitués de l'hôtel Fauberton s'apitoyaient jusqu'aux larmes lorsqu'ils parlaient du triste miracle qui avait fait tout à coup d'un homme si considérable, si brillant, si honoré, une espèce de maniaque, un malheureux reclus dont la captivité, quoique volontaire, n'en était pas moins horrible. Souvent arrêtés sur la grande place, ils regardaient les persiennes grises de sa chambre, qui se détachaient obliquement sur le fond sombre de la ruelle, et ils levaient les yeux au ciel en formant des vœux pour que cet homme aimable par excellence fût rendu à la société dont il était l'âme, comme disaient les douairières, ses contemporaines.

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Environ un mois après que César Fauberton eut ainsi disparu du monde, Me Hermance prit un grand parti: elle réforma le train de maison et congédia les domestiques. Cascarel et Marcelle restèrent seuls chargés du service; cette mesure fit une grande sensation agir ainsi, c'était déclarer que l'on considérait la retraite de l'oncle César comme définitive. L'émotion fut générale; on supposa que Me Hermance et son fils quitteraient l'hôtel Fauberton. M. le premier adjoint, qui dans l'espoir d'être maire provoquait la révocation de l'oncle César, vint faire ses complimens de condoléance. La bonne dame expliqua alors la situation; c'était une personne fière et sensée, elle dit simplement à M. l'adjoint: Mon cousin est toujours dans les mêmes dispositions; sa santé n'est ni pire, ni meilleure. On ne peut rien augurer de ce qu'il fera à l'avenir; mais pour le moment il renonce à jouir de sa fortune, et laisse son revenu s'accumuler chez son notaire. J'ai dû me conformer à sa volonté. Mon fils est son héritier de droit et de choix; tant qu'il n'a pas fait un nouveau testament, nous devons le considérer comme l'usufruitier des biens qui appartiendront un jour à Théodore. Malgré le silence qu'il garde envers nous, malgré sa dureté, nous resterons ici; c'est notre devoir et notre droit. Nos moyens d'existence sont très bornés, mais nous nous contenterons du strict nécessaire; nous nous priverons de tout s'il le faut, car jamais, jamais nous n'escompterons l'héritage de M. Fauberton!

L'adjoint alla répéter partout cette déclaration. Dès lors la réaction commença; on trouva M. Fauberton moins intéressant, et l'on ne sonna plus si souvent à la porte de l'hôtel pour demander de ses nouvelles.

Tous ces reviremens ne faisaient pas une grande impression sur ceux qui auraient dû s'en préoccuper le plus vivement, puisque leur

TOME XXII.

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bonheur futur en dépendait. Théodore et la belle Camille n'avaient pas le temps de regarder en dehors d'eux-mêmes, tant l'heure présente les absorbait. Ils étaient alternativement désespérés ou ravis par une foule d'incidens insignifians pour tout autre qu'eux, et se consumaient dans les agitations d'une vie calme en apparence, mais troublée en réalité par une passion qui allait jusqu'au délire. Dans la huitaine après le bal, Mme Hermance et Mm Signoret avaient échangé leur carte; tout s'était borné là. Les deux amans n'avaient plus eu l'occasion de se parler, si ce n'est par signes; mais ils s'écrivaient et se voyaient de loin plusieurs fois par jour. Leur amour n'était plus un mystère; d'un bout de la ville à l'autre, grands et petits savaient que Théodore Fauberton et Mile Signoret se donnaient des rendez-vous à la messe, à la promenade, partout où ils pouvaient se rencontrer. Scipion Signoret était peut-être le seul qui ignorât cette intrigue amoureuse.

Mme Signoret n'avait pas essayé de sermonner Camille, car elle savait que ses remontrances seraient inutiles; la pauvre femme vivait dans un continuel souci. Hélas! dit-elle un jour à la tante Dorothée, quel malheur que ces enfans aient pu se parler une fois et se dire qu'ils s'aiment! A présent, comment mettre fin à leur amour? Comment les empêcher de s'écrire en secret, de se voir à l'église, de se faire des signes par la fenêtre, et peut-être la nuit de se dire quelques mots à travers la porte de la rue?

Peuh! murmura la vieille fille; la fenêtre est haute et la porte bien fermée.

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Mais à quoi peut aboutir cette inclination, si ce n'est au malheur de ma fille? s'écria en pleurant Mme Signoret. Ce jeune homme ne peut se marier maintenant; sa position lui défend même de prendre aucun engagement pour l'avenir.

Camille est jeune, répondit la tante Dorothée; il n'y a pas péril en la demeure, comme disent les procureurs.

Mme Hermance s'inquiétait aussi pour son fils; elle ne savait comment apaiser cette âme tendre et passionnée, comment lui donner la force et le courage d'attendre longtemps peut-être le bonheur, qui un moment avait paru si prochain. Théodore était entièrement absorbé dans sa passion; l'on aurait pu dire sans hyperbole qu'il ne respirait que pour Camille.

Le séjour des petites villes prédispose singulièrement à ce terrible mal d'amour dont quelques-uns ont perdu la vie, et un nombre plus considérable la raison; les passions ont beau jeu dans une localité de six mille âmes, où tout le monde est oisif. Les jeunes gens, ne pouvant employer leur activité ni dans les travaux intellectuels, auxquels rien ne les sollicite, ni dans les affaires, qui sont nulles autour d'eux, végètent indolemment ou bien vivent dans les régions

idéales. Les premiers passent leur vie au café; ils deviennent de première force au billard et aux dominos, et servent ordinairement de confidens aux seconds, qui se divisent en deux catégories : les don Juan au petit pied dont César Fauberton fut le parfait modèle, et les amoureux de la trempe de Werther. Théodore eût été capable de finir comme le héros de Goethe, si Camille l'eût assez faiblement aimé pour se laisser marier à quelque honnête garçon accepté par le père Signoret.

Le jeune Fauberton était d'un naturel trop timide et trop réservé pour faire ses confidences amoureuses aux jeunes gens ses amis de collége sa prudente mère évitait soigneusement les épanchemens de cœur qui l'auraient exalté, et se bornait à tâcher de le calmer par des raisonnemens indirects; mais, par bonheur pour lui, il avait sous la main une amie discrète à laquelle il pouvait parler de sa passion pour Camille avec la prolixité intarissable qui caractérise les amoureux. Cette confidente, c'était Marcelle. La patiente créature remplissait ce rôle depuis que Théodore avait pris garde à la belle Camille pour la première fois, et lui avait dit un soir d'été qu'elle l'aidait à faire un bouquet dans le jardin de l'hôtel - Ma bonne petite Marcelle, depuis deux jours je ne dors pas... J'ai toujours devant les yeux un visage céleste, une tête de vierge encadrée dans un petit chapeau de paille. Hélas! Marcelle, je suis amoureux, amoureux fou... Est-ce que tu connais Mlle Signoret? Elle demeure par là-haut, au bout de la ruelle.

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- Oui, je la connais, avait répondu Marcelle en pâlissant et en détournant la tête, comme si elle venait de sentir une pointe froide qui lui traversait le cœur.

Marcelle était une orpheline que la charité publique aurait recueillie dans son enfance, si Mme Hermance ne s'était chargée de cette bonne œuvre. Un jour, - il y avait de cela environ quinze ans, une femme étrangère dans le pays, une paysanne, se présenta à l'hôtel Fauberton et demanda à parler à Mme Hermance. Elle tenait par la main une petite fille chétive, peu jolie et vêtue de deuil. J'amène cette petite à son oncle, M. Fauberton le riche, dit-elle avec l'assurance grossière des inférieurs qui se croient dans leur droit; elle est la fille de Jean Jorin, de son vivant domicilié dans la commune de B... Voici ses papiers.

- Ma bonne femme, vous vous trompez, M. Fauberton n'a point de nièce dans ce pays-là, répondit Mm Hermance en prenant le pli usé, maculé, presque en lambeaux, que lui tendait la paysanne.

Oh! oh! fit celle-ci d'un air incrédule; la mère de Jean Jorin était pourtant une Fauberton.

-Oui, en effet, dit Mme Hermance après avoir jeté un coup d'œil sur les papiers; mais ces Fauberton-là ne sont pas de la même

famille que nous : c'est facile à prouver, et d'ailleurs le nom ne s'écrit pas de la même manière.

Voyez un peu! s'écria la paysanne déconcertée et abandonnant son idée sans discussion; voilà pourtant comme on se trompe quand on a bon cœur. J'ai fait dix-sept lieues pour amener ici cette petite: j'aurais dû plutôt la conduire tout droit à l'hospice;... mais comme ses parens n'étaient pas des gens comme nous, j'ai écouté ce qu'on m'a dit...

Son père était peut-être un artisan, demanda Mme Hermance.
Il était artiste, répondit glorieusement la paysanne.
Ah! murmura Mme Hermance un peu étonnée.

- Artiste, répéta la campagnarde; à la vérité je ne sais pas trop ce que c'est que cet état-là. Jean Jorin était le fils d'un bourgeois de chez nous qui lui avait fait donner de l'éducation, trop d'éducation, car ça l'avait terriblement gêné dans ses affaires. Le jeune homme avait demeuré longtemps à Paris, il s'y était marié; mais sa femme étant morte, nous l'avons vu revenir au pays l'an dernier avec cette petite. Il n'était pas chargé d'argent; toutefois, son père étant mort, il a pu vendre quelques lopins de terre et manier quelques écus. Ça ne l'a pas mené loin parce qu'il a payé des dettes, et dernièrement, quand il est mort d'une fluxion de poitrine, il n'avait plus un sou vaillant. Voilà toute l'histoire. Pardon, ma bonne dame, de vous avoir dérangée. Allons, Marcelle, lève-toi; fais la révérence à madame, et partons.

La petite fille s'était assise sur le tapis, et, avisant un écheveau de laine dont l'épagneul de Me Hermance venait de faire une boule informe, elle s'était mise à le débrouiller et à le pelotonner adroitement. Sur l'injonction de sa conductrice, elle se leva comme à regret, fléchit les genoux en retroussant le coin de son tablier, et dit d'une voix douce : « Dieu vous garde! madame. »>

Où menez-vous cette petite? demanda Mme Hermance en la considérant d'un air touché.

- Je vais à la mairie voir ce qu'on me dira, répondit la paysanne. Si on voulait la faire entrer tout de suite dans une maison de charité, je serais bien contente; rien ne m'empêcherait de repartir ce soir... Mais si, par malheur, l'hospice ne veut pas la prendre, je ne sais ce que j'en ferai.

Laissez-la ici, je m'en charge, dit spontanément Mme Hermance. -Oh! ma bonne dame, Dieu vous rende le bien que vous faites là! s'écria la paysanne. Puis elle embrassa la petite fille avec transport en lui disant : - Te voilà placée! Je t'ai fait un sort; ne sois pas ingrate, si quelque jour j'ai besoin de toi. Adieu.

Ce fut ainsi que Marcelle entra à l'hôtel Fauberton, et depuis cette époque elle n'avait plus quitté Mme Hermance, près de laquelle

elle remplissait tout à la fois les fonctions de femme de chambre et de demoiselle de compagnie. La pauvre fille avait bien pleuré le jour que Théodore lui avait découvert le secret de sa passion naissante; mais, comme elle était fière, prudente et sage, le jeune homme ne s'aperçut pas du sentiment involontaire qu'elle éprouvait pour lui, et, même dans les momens où il l'accablait de ses cruelles confidences, il n'eut aucun soupçon de la douleur qu'il lui causait.

Plusieurs semaines s'écoulèrent; on était aux derniers jours de carnaval, et il n'y avait rien de changé dans la manière de vivre du vieux garçon. Il persévérait dans le programme qu'il avait si nettement formulé le premier jour. Alors l'opinion publique commença à se prononcer contre lui: on ne l'appelait plus que l'oncle César, et quelques-uns allaient jusqu'à le traiter de vieillard imbécile. La réaction fut complète à l'époque du mardi gras. Ce jour-là surtout, la clameur fut universelle; la physionomie morne et muette de l'hôtel Fauberton irritait tout le monde. Ceux qui avaient assisté à tant de fêtes et de galas s'indignaient en voyant que cette fois un anniversaire si gai se passerait sans qu'on fit la moindre bombance, sans que le moindre violon se fit entendre dans les salons déserts de M. le maire. M. Signoret lui-même manifestait ouvertement ses regrets, et disait à tous venans : — Il n'y a plus de gaieté dans notre ville depuis que M. le maire ne reçoit plus ses administrés. Sa retraite est une calamité publique!

— Il faudra bien qu'on en prenne son parti, lui répondit la tante Dorothée; quelqu'un m'a assuré que César Fauberton ne veut plus se laisser faire la barbe : c'est mauvais signe. Il est capable de rester jusqu'à la fin de ses jours enfermé dans sa chambre, de peur qu'on ne le voie tel qu'il est à présent, tout cassé et ridé, plus laid encore qu'il n'a été beau; vieux, en un mot, comme le roi Hérode!

Plusieurs mois se passèrent ainsi. L'oncle César était tombé au plus bas dans l'opinion de ses chers concitoyens, comme il avait l'habitude de les appeler. Il avait été révoqué de ses fonctions, et son premier adjoint trònait à sa place dans les solennités municipales de la ville d'O... On commençait même à l'oublier, et lorsque Cascarel se montrait sur la place, ce qui arrivait rarement, c'était avec une curiosité indifférente qu'on lui demandait des nouvelles de son maître.

- Il est toujours le même, répondait Cascarel en soupirant; le sommeil est bon, l'appétit se soutient, et l'humeur n'est pas trop noire. Le soir, je lis la gazette tout haut; ça m'ennuie beaucoup, mais monsieur y prend intérêt. Il est toujours contre le pacha d'Égypte : c'est étonnant, car enfin cet homme-là ne lui a jamais rien fait.

Le public médisant et curieux se préoccupait bien davantage des amours de Théodore et de la belle Camille. Les choses en étaient toujours au même point. Malgré les obstacles, on s'écrivait tous les

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