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qui est esprit ne sauraient s'appliquer sérieusement; et s'il est vrai qu'il ne se pique de rien, je vous entends, c'est un homme sage et qui a de l'esprit. Ne dites-vous pas encore du savantasse, il est bel esprit, et ainsi du mauvais poëte? Mais vous même vous croyez-vous sans aucun esprit? et si vous en avez, c'est sans doute de celui qui est beau et convenable; vous voilà donc bel esprit : ou s'il s'en faut peu que vous ne preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y consens, de le donner à Euripile, et d'employer cette ironie comme les sots sans le moindre discernement, ou comme les ignorans qu'elle console d'une certaine culture qui leur manque, et qu'ils ne voient que dans les autres.

Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur, d'imprimerie : qu'on ne se hasarde plus de me dire vous écrivez si bien, Antisthène! continuez d'écrire : ne verrons-nous point de vous un in-folio? traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin; ils devraient ajouter, et nul cours. Je renonce à tout ce qui a été, qui est, et qui sera livre. Bérylle (6) tombe en syncope à la vue d'un chat, et moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l'abri du nord, ai-je un lit de plumes après vingt ans entiers qu'on me débite dans la place?!J'ai un grand nom, ditesvous, et beaucoup de gloire; dites que j'ai beaucoup de vent qui ne sert à rien ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses? Le vil praticien grossit son mémoire, se fait rembourser des frais qu'il n'avance pas, et il a pour gendre un comte ou un magistrat. Un homme rouge (7) ou feuille-morte devient commis, et bientôt plus riche que son maître; il le laisse dans la roture, et avec de l'argent il devient noble. B** (8) s'enrichit à montrer dans un cercle des marionnettes : BB** (9) à vendre en bouteilles l'eau de la rivière. Un autre charlatan (10) arrive ici de delà les monts avec une malle; il n'est pas déchargé, que les pensions courent; et il est près de retourner d'où il arrive avec des mulets et des fourgons. Mercure (11) est Mercure, et rien davantage, et l'or ne peut payer ses médiations et ses intrigues: on y ajoute la faveur et les distinctions. Et sans parler que des gains licites, on paie au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier son temps et son ouvrage : paie-t-on à un auteur ce qu'il pense et ce qu'il écrit ? et s'il pense très-bien, le paie-t-on très-largement? se meuble-t-il, s'anoblit-il à force de penser et d'écrire juste? Il faut que les hommes soient habillés, qu'ils soient rasés; il faut que, retirés dans leurs maisons, ils aient une porte qui ferme bien : est-il nécessaire qu'ils soient instruits? Folie, simplicité, imbécillité, continue Antisthène, de mettre l'enseigne d'auteur ou de philosophe!

avoir, s'il se peut, un office lucratif, qui rende la vie aimable, qui fasse prêter à ses amis, et donner à ceux qui ne peuvent rendre; écrire alors par jeu, par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la flûte; cela, ou rien : j'écris à ces conditions, et je cède ainsi à la violence de ceux qui me prennent à la gorge, et me disent, vous écrirez. Ils liront pour titre de mon nouveau livre: Du beau, du bon, du vrai, des idées, du premier principe, par Antisthène, vendeur de marée.

Si les ambassadeurs (12) des princes étrangers étaient des singes instruits à marcher sur leurs pieds de derrière, et à se faire entendre par interprète, nous ne pourrions pas marquer un plus grand étonnement que celui que nous donne la justesse de leurs réponses, et le bon sens qui paraît quelquefois dans leurs discours. La prévention du pays, jointe à l'orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l'on pense juste partout où il y a des hommes. Nous n'aimerions pas à être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares : et s'il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à être épouvantés de voir d'autres peuples raisonner comme nous.

Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés : de même, toute campagne n'est pas agreste, et toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe un endroit d'une province maritime d'un grand royaume, où le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossier, et dont la rusticité est héréditaire.

Avec un langage si pur, une si grande recherche dans nos habits, des mœurs si cultivées, de si belles lois et un visage blanc, nous sommes barbares pour quelques peuples.

Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils boivent ordinairement d'une liqueur qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison, et les fait vomir, nous dirions cela est bien barbare.

Ce prélat (13) se montre peu à la cour, il n'est de nul commerce, on ne le voit point avec des femmes : il ne joue ni à grande ni à petite prime, il n'assiste ni aux fêtes ni aux spectacles, il n'est point homme de cabale, et il n'a point l'esprit d'intrigue toujours dans son évêché, où il fait une résidence continuelle, il ne songe qu'à instruire son peuple par la parole, et à l'édifier par son exemple: il consume son bien en des aumônes, et son corps par la pénitence: il n'a que l'esprit de régularité, et il est imitateur du zèle et de la piété des apôtres. Les temps sont changés, et il est menacé sous ce règne d'un titre plus éminent.

Ne pourrait-on point faire comprendre aux personnes d'un certain caractère et d'une profession sérieuse, pour ne rien dire

de plus, qu'ils ne sont point obligés à faire dire d'eux qu'ils jouent, qu'ils chantent, qu'ils badinent comme les autres hommes; et qu'à les voir si plaisans et si agréables on ne croirait point qu'ils fussent d'ailleurs si réguliers et si sévères ? oserait-on même leur insinuer qu'ils s'éloignent par de telles manières de la politesse dont ils se piquent; qu'elle assortit au contraire et conforme les dehors aux conditions, qu'elle évite le contraste, et de montrer le même homme sous des figures différentes, et qui font de lui un composé bizarre, ou un grotesque ?

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Il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu'il faut approfondir le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très-petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer. Ce n'est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer.

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FRAGMENT.

<< Il disait que l'esprit dans cette belle personne était un >> diamant bien mis en œuvre. Et continuant de parler d'elle, c'est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d'agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent; on ne » sait si on l'aime ou si on l'admire : il y a en elle de quoi faire » une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin » que l'amitié : trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, » mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite, et ne croit avoir que des » amis. Pleine de vivacités et capable de sentimens, elle surprend et elle intéresse; et sans rien ignorer de ce qui peut entrer de plus délicat et de plus fin dans les conversations, » elle a encore ces saillies heureuses qui, entre autres plaisirs qu'elles font, dispensent toujours de la réplique: elle vous parle comme celle qui n'est pas savante, qui doute et qui cherche à s'éclaircir; et elle vous écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que vous lui dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe. Loin de s'appliquer à vous contredire avec esprit, et d'imiter » Elvire qui aime mieux passer pour une femme vive, que » marquer du bon sens et de la justesse, elle s'approprie vos sentimens, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit; vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours

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La Bruyère.

12

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» au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive: » elle oublie les traits où il faut des raisons, elle a déjà compris que la simplicité est éloquente. S'il s'agit de servir quelqu'un » et de vous jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis discours et les belles lettres qu'elle met à tous usages, » Artenice n'emploie auprès de vous que la sincérité, l'ardeur, l'empressement et la persuasion. Ce qui domine en elle, c'est » le plaisir de la lecture, avec le goût des personnes de nom et » de réputation, moins pour en être connue que pour » naître. On peut la louer d'avance de toute la sagesse qu'elle » aura un jour, et de tout le mérite qu'elle se prépare par années, puisqu'avec une bonne conduite elle a de meilleures intentions, des principes sûrs, utiles à celles qui sont comme » elle exposées aux soins et à la flatterie; et qu'étant assez par» ticulière sans pourtant être farouche, ayant même un peu penchant pour la retraite, il ne lui saurait peut-être manquer » que les occasions, ou ce qu'on appelle un grand théâtre, pour » y faire briller toutes ses vertus. »

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Une belle femme est aimable dans son naturel; elle ne perd rien à être négligée, et sans autre parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse. Une grâce naïve éclate sur son visage, anime ses moindres actions : il y aurait moins de péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement et de la mode. De même un homme de bien est respectable par lui-même, et indépendamment de tous les dehors dont il voudrait s'aider rendre sa pour personne plus grave et sa vertu plus spécieuse. Un air réformé (14), une modestie outrée, la singularité de l'habit, une ample calotte, n'ajoutent rien à la probité, ne relèvent pas le mérite; ils le fardent, et font peut-être qu'il est moins pur et moins ingénu.

Une gravité trop étudiée devient comique : ce sont comme des extrémités qui se touchent et dont le milieu est dignité : cela ne s'appelle pas être grave, mais en jouer le personnage : celui qui songe à le devenir ne le sera jamais. Ou la gravité n'est point, ou elle est naturelle; et il est moins difficile d'en descendre que d'y monter.

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Un homme de talent et de réputation, s'il est chagrin et austère, il effarouche les jeunes gens, les fait penser mal de la vertu, et la leur rend suspecte d'une trop grande réforme et d'une pratique trop ennuyeuse s'il est au contraire d'un bon commerce, il leur est une leçon utile, il leur apprend qu'on peut vivre gaiement et laborieusement, avoir des vues sérieuses sans renoncer aux plaisirs honnêtes : il leur devient un exemple qu'on peut suivre.

179

La physionomie n'est pas une règle qui nous soit donnée pour juger des hommes : elle nous peut servir de conjecture.

L'air spirituel est dans les hommes ce que la régularité des traits est dans les femmes: c'est le genre de beauté où les plus vains puissent aspirer.

Un homme qui a beaucoup de mérite et d'esprit, et qui est connu pour tel (15), n'est pas laid, même avec des traits qui sont difformes; ou s'il a de la laideur, elle ne fait pas son impression.

Combien d'art pour rentrer dans la nature? combien de temps, de règles, d'attention et de travail, pour danser avec la même liberté et la même grâce que l'on sait marcher, pour chanter comme on parle, parler et s'exprimer comme l'on pense, jeter autant de force, de vivacité, de passion et de persuasion dans un discours étudié et que l'on prononce dans le public, qu'on en a quelquefois naturellement et sans préparation dans les entretiens les plus familiers!

Ceux qui, sans nous connaître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas de tort ce n'est pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur imagination.

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Il y a de petites règles, des devoirs, des bienséances attachées aux lieux, aux temps, aux personnes, qui ne se devinent point à force d'esprit, et que l'usage apprend sans nulle peine juger des hommes par les fautes qui leur échappent en ce genre, avant qu'ils soient assez instruits, c'est en juger par leurs ongles ou par la pointe de leurs cheveux, c'est vouloir un jour être détrompé.

Je ne sais s'il est permis de juger des hommes par une faute qui est unique; et si un besoin extrême, ou une violente passion, ou un premier mouvement, tirent à conséquence.

Le contraire des bruits qui courent des affaires ou des personnes est souvent la vérité.

Sans une grande roideur et une continuelle attention à toutes ses paroles, on est exposé à dire en moins d'une heure le oui et le nom sur une même chose ou sur une même personne, déterminé seulement par un esprit de société et de commerce, qui entraîne naturellement à ne pas contredire celui-ci et celui-là qui en parlent différemment.

Un homme partial est exposé à de petites mortifications; car, comme il est également impossible que ceux qu'il favorise soient toujours heureux ou sages, et que ceux contre qui il se déclare soient toujours en faute ou malheureux, il naît de là qu'il lui arrive souvent de perdre contenance dans le public, ou par le mauvais succès de ses amis, ou par une nouvelle gloire qu'acquièrent ceux qu'il n'aime point.

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